Zafèm, oser endosser la culture populaire

Robert Berrouët-Oriol recommande vivement la lecture de ce « remarquable » article de Kendi Zidor paru en Haïti dans Le National le 9 juillet 2023

Pour écouter les chansons « Dlo dous », ; « Ala de ka ; « M pa p ka neye » :

Consacrer du temps à l’analyse de textes de chansons n’est pas un exercice auquel on est tenté de se dédier tous les jours. La qualité littéraire n’a vraisemblablement pas été la priorité de la majorité des compositeurs et producteurs qui tiennent en haleine le marché musical haïtien ces derniers temps. Si vrai que des chansons qui restent dans les hit-parades pendant de longues semaines conjuguent souvent des incohérences et maladresses grammaticales flagrantes.  Cela passe et repasse!

Le marché musical souffre d’une sous-exploitation de la compétence grammaticale des compositeurs de chants. Ce ne sont pas les exemples qui manquent pour le démontrer. L’album du groupe Zafèm paru en mai 2023 vient rappeler, dans un contexte marqué par la disparition quasi-totale de la musique racine, que la composition musicale exige des talents littéraires assez pointus. La musique de qualité ne se réduit pas aux belles mélodies et aux prouesses rythmiques.

Cohérence textuelle

La cohérence textuelle et la cohésion thématique constituent des valeurs ajoutées à une pièce de musique voire à l’ensemble d’un album de chants. Ce n’est pas par hasard que des musiciens ont reçu des prix littéraires sur la base de la qualité de leurs œuvres. On peut citer Bob Dylan, prix Nobel de la littérature en 2016.

La cohérence textuelle correspond, en effet, à l’alliance entre un message clairement contextualisé grâce à des énoncés antérieurs et à une relation vraisemblable entre ces derniers, et ce, « au prix d’un effort minimal de la part du lecteur » (Gagnon, 2015, p. 171). Il va sans dire que la qualité d’un texte de chanson dépend, entre autres facteurs, de son niveau de grammaticalité et du principe sacré de la non-contradiction.

Écrites dans leur grande majorité en créole haïtien, les paroles des chansons de Zafèm sont véhiculées dans une variété basilectale du créole haïtien.  Le linguiste français Robert Chaudenson définit un Basilecte comme la « variété la plus éloignée du pôle défini comme supérieur » d’une langue (Chaudenson in Moreau ; 1997 : 60). Et un acrolecte, poursuit l’auteur, se réfère à la variété la plus proche du pôle défini comme supérieur. (ibid. :19).

Déner Céide et Réginald Cangé se démarquent, quoique ce ne soit pas de façon systématique, de la tendance à produire des interférences lexicologiques et phonologiques pour se conformer à une norme de prestige. Alors qu’un certain imaginaire linguistique fait recourir à des marques phonologiques du français comme les voyelles antérieures arrondies, les R en finale de mot et certaines associations consonantiques jugées élégantes par un système de représentation (Zidor; 2015: 51), les chanteurs se permettent de lâcher siyal, inyon, tchenbe, lanati, natirèltchenbe… là où d’autres auraient privilégié la forme acrolectale.

Du début à la fin, l’album présente des traits de cohérence dans la mesure où les chansons enchaînent des clins d’œil à l’arrière-pays, aux croyances et à la solidarité paysanne tout en citant des personnages historiques comme Makandal, Caonabo, et Anacaona qui continuent de hanter la conscience collective haïtienne. Un hommage à la culture populaire haïtienne, des messages d’espoir pour Haïti et des sujets d’amour apportés par des envolées poétiques défiant toute trivialité. 

Cohésion thématique

En dépit de sujets aussi variés, le projet de Zafèm reste un tout harmonieux comme un livre qui se décline en plusieurs chapitres. La cohésion verticale que l’on attend d’un écrivain ne se fait pas chercher. Le concept de cohésion, dans le cadre d’un texte, renvoie à un ensemble de “facteurs qui agissent (et le plus souvent inter agissent) pour que le texte soit, non la simple juxtaposition d’énoncés isolés, mais une unité discursive autonome liée à un thème donné. ()

 En effet, un champ lexical appartenant à la culture populaire haïtienne s’égrène à travers l’ensemble des chansons. Danmijann, badji, zo devan, (tire) kont, panyen, konbit, kout lanbi, tonmtonm… sont autant de termes qui font remarquer que l’auteur est conscient de ses origines et voulait s’adresser à ce qui reste de l’âme haïtienne.

Et comme pour le dire sans ambiguïté, la chanson Ati Sole referme l’album en exprimant de façon explicite la nostalgie des Haïtiens de l’extérieur

La poésie de Déner Céide

La poésie de Déner Céide est une forme d’écriture assez riche et variée. Avec des jeux de mots qui miment le vécu des Haïtiens et des vers plutôt fluides, le parolier assied une originalité littéraire. Il évoque les scènes érotiques les plus osées sans causer la moindre égratignure à la morale publique. Et ce, en se servant de figures rhétoriques comme la personnification, la métaphore et la comparaison. Ses intrigues captivantes donnent vie à sa musique.

Kite men m kote l ye a

M ap antre nan jaden an la

M al mare bèt la

(Dlo dous)

Comme dans la poésie de Georges Castera où le soleil, la mer et la tombée de la nuit sont souvent personnifiés, les éléments de la nature sont traités comme des êtres humains et entretiennent un dialogue permanent.  

 Solèy la di fò l leve douvanjou

Lalin nan di li sou pran plezi l toujou

[..]

Zetwal la kite syèl la toutouni

L’album LAS constitue une prise de position en faveur de l’arrière-pays, de la culture populaire et des fondements endogènes de la société haïtienne. Alors que les groupes compas ont toujours affirmé depuis un certain temps leur préférence pour la culture des élites, Zafèm nage à contre-courant dans une rivière en crue. Tant dans la variété de langue choisie, les scènes décrites que dans les éléments culturels évoqués, le groupe rejette le choix de vanter des produits et pratiques inaccessibles à la majorité des Haïtiens et endosse la réalité typique et modeste des communautés rurales et urbaines d’Haïti.  Serait-ce trop d’affirmer que Zafèm est, en plus de la musique, une idéologie en action ? 

Bibliographie

CHAUDENSON, Robert (1997). « Acrolecte » in Sociolinguistique Concepts de base, Moreau Marie-Louise éd., Liège, éd. Mardaga, pp. 19-20. 

 CHAUDENSON, Robert (1997). « Basilecte » in Sociolinguistique Concepts de base, Moreau Marie-Louise éd., Liège, éd. Mardaga, p. 60.

GAGNON, Odette. (2015). Travailler la cohérence du texte. Dans F. Boch & C. Frier (dir.), Écrire dans l’enseignement supérieur : des apports de la recherche aux outils pédagogiques (p. 100-135). Grenoble : ELLUG 

ZIDOR, Kendi (2015). Contact de langues et imaginaire linguistique: le cas des présentateurs de nouvelles en créole à la radio à Port-au-Prince. Mémoire de licence, Port-au-Prince, Faculté de linguistique appliquée, Université d’État d’Haïti. 

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Source : Le National Lien =>