« Ya Ax Thé », une rétrospective du groupe Fwomajé

— par Selim Lander —

Préambule : Lors d’une table-ronde qui s’est tenue le 4 décembre à Tropiques-Atrium en marge de l’exposition Fwomajé, les artistes présents se sont plaints de pas être suffisamment mis en lumière dans les médias. Si cela est en effet possible pour les chaînes de radio et de télévision, comme dans l’unique quotidien de l’île et les quelques magazines existants, on ne saurait adresser ce reproche à Madinin’art, sous la houlette de Roland Sabra, qui ne se contente pas d’annoncer les événements culturels mais publie régulièrement des comptes rendus, critiques s’il y a lieu, des spectacles vivants comme des expositions organisées ici ou là et qui ne demande pas mieux que de donner la parole aux artistes désireux de s’exprimer. En l’occurrence, Madinin’Art a déjà largement annoncé l’exposition Fwomajé en reproduisant plusieurs textes du catalogue dès le 3 octobre et, quelques semaines plus tard, par un texte soulignant combien cette manifestation était « incontournable », suivi de l’annonce des rencontres organisées à l’occasion.

Ernest Breleur -Réminiscence d’Afrique (1987)

Autre sujet d’étonnement pour qui assistait à cette rencontre : que l’extraordinaire travail de la Fondation Clément en faveur des artistes locaux (expositions collectives, personnelles, rétrospectives en tout genre qui font chaque fois l’objet d’une large publicité) n’ait pas été mentionné (en dehors d’une allusion sibylline à une lointaine exposition à « la Case à Léo »). Curieuse omission alors que les artistes plasticiens martiniquais sont certainement conscients du privilège que constitue pour eux l’existence de cette fondation, pour peu qu’ils se comparent à leurs homologues des autres collectivités territoriales d’outremer. Si l’on s’est gardé de saluer ces efforts, on n’a pas manqué de critiquer l’inaction supposée de l’État (DRAC) et des collectivités locales (CTM, communes), ce qui paraît injuste si les artistes martiniquais considèrent ce qui se passe ailleurs en France (où ils sont bien plus nombreux à se partager les aides disponibles). C’est aussi grâce à l’État et à la CTM que fonctionne Tropiques-Atrium qui permet aux créateurs locaux, les plasticiens d’exposer leurs œuvres et les artistes du spectacle vivant de monter et de présenter leurs pièces ou leurs concerts. Mais il est vrai que l’on peut toujours espérer mieux…

°             °

°

Yves Jean-François – Femme à la harpe

Les regardeurs n’ont évidemment pas de tels soucis, il attendent simplement des œuvres qu’elles leur apportent leur lot d’émotion, une espérance ici largement comblée. Les artistes martiniquais du groupe Fwomajé, apparu dans les années 1980, étaient mus par un idéal et se sentaient porteurs d’un message ; il est passionnant d’observer comment chacun l’a traduit dans ses tableaux, ses sculptures. Du temps a passé depuis, quarante ans après la première exposition à Fort-de-France, ces artistes alors jeunes ont vieilli, leurs aspirations ne sont plus les mêmes, leur œuvre s’est transformée, pour certains plus que d’autres. Certains sont morts et contempler leurs créations est d’autant plus émouvant. Retenant comme grille d’analyse, la triade « sensation-sentiment-connaissance » proposée par Pierre Leroux au XIXe siècle, la sensation correspond ici à la contemplation esthétique, le sentiment à la nostalgie d’une époque révolue et la connaissance est celle de l’histoire du mouvement. Aussi, nul ne saurait s’intéresser à l’art martiniquais sans courir visiter cette exposition qui fermera ses portes le 28 décembre. Attention cependant, la salle nommée La Véranda, à l’étage, où sont réunies des œuvres de petit format, est le plus souvent fermée au public. Se renseigner donc sur les horaires d’ouverture.

Il n’est guère facile, désormais, de se procurer le catalogue « papier », aussi se consolera-t-on en le téléchargeant sur internet. S’il relate, bien évidemment, la création du mouvement, l’idéologie qui l’animait au départ, les « prosopographies » (sic) consacrées aux artistes réunis dans l’exposition se révèlent encore plus intéressantes. Ils sont au nombre de sept, les six qui participèrent à la première exposition de 1984 : Victor Anicet, Ernest Breleur (1), François Charles Édouard, Yves Jean-François (), René Louise, Bertin Nivor, auxquels s’est rattaché Serge Goudin-Thébia () un peu plus tard (2). On regrette néanmoins que les œuvres reproduites dans le catalogue ne soient pas plus nombreuses.

Bertin Nivor – La Grande Assemblée (1985)

Fwomajé réunit des peintres animés au départ par une idéologie résumée dans un Manifeste que l’on aurait aimé reproduit dans le catalogue, mais dont on peut résumer ici le message essentiel : créer des formes d’expression nouvelles porteuses de l’identité caribéenne des artistes et échappant aux modèles occidentaux. Et cela sans se copier les uns les autres. C’est ainsi qu’Ernest Breleur rapporte qu’il s’est spécialisé alors sur l’Afrique parce que ce qu’il « faisai(t) au début ressemblait trop au travail de Bertin » (Nivor). De fait la toile au format carré exposée de lui, avec ses masques, ses figures animales évoque bien l’imaginaire africain, un peu à la manière d’un Wifredo Lam. Cependant l’autre toile, au format rectangulaire, apparaît bien plus proche du cubisme, annonçant peut-être déjà la rupture prochaine d’un artiste soucieux d’explorer d’autres chemins que ceux directement reliés à son île (3).

D’autres artistes s’en sont davantage tenus à leur programme initial. Victor Anicet avec ses collages où il aligne les adornos (4), ces figures en céramique représentant les galions de la découverte des Amériques ou les bonbons chouval (5) de son enfance. On remarque également de lui une ancienne œuvre sur papier faisant directement référence à l’esclavage (Carcan n° 2 (1975), reproduite en tête de l’article).

Serge Goudin-Thébia – Sans titre (1998)

Bertin Nivor, pour sa part, a continué à s’intéresser aux signes intemporels, figures porteuses de sens – cercle, spirale, labyrinthe – qui se retrouvent aussi bien dans les gravures rupestres que dans des œuvres les plus contemporaines. Autant de voies, conscientes ou non, vers le sacré. À l’instar du fromager lui-même, cet arbre si majestueux, si imposant, notre ceiba, qui possède un caractère sacré chez de nombreux peuples, ainsi des Mayas qui le nomment Ya Ax Thé (terme repris dans le titre de l’exposition). Bertin Nivor s’est intéressé en particulier aux tembés guyanais, caractérisés par la complexité des dessins entrelacés et leurs combinaisons de couleurs vives.

Certains artistes sont plus connus que d’autres. Qui ne reconnaît les tondos de René Louise ? D’autres demeurent plus confidentiels comme François Charles Édouard et ses sculptures en bois massif, même si ses œuvres ont fait l’objet de plusieurs commandes publiques. Ceux qui, trop tôt décédés, ont déjà disparu de bien des mémoires, ne sont pas moins intéressants, autant Serge Goudin-Thébia qui travaillait les matériaux trouvés dans la nature qu’Yves Jean-François qui faisait rayonner le corps des femmes dans ses sculptures comme ses tableaux.

Victor Anicet – Série Bonbon-Chouwal (2000-2004)

 

 

 

(1) Pourquoi « Ernest » alors que son vrai prénom est « Victor » ? Serait-ce pour éviter toute confusion avec le doyen de Fwomajé, Victor Anicet ?

(2) C’est pourquoi l’emblème du groupe, un fromager (ou un personnage) stylisé dessiné par Bertin Nivor, ne comporte que six ramures qui peuvent porter chacune le nom d’un membre du groupe.

(3) Même si aujourd’hui, tout bien pesé, il voit dans son « travail quelque chose de profondément caribéen […] l’expression de [son] lieu ».

(4) Élément figuratif des Amérindiens façonné en terre cuite représentant un visage stylisé.

(5) Des bonbons ou plutôt des gâteaux ayant grossièrement la forme d’un cheval.

 

Conférence de Catherine Blanchard et Bertin Nivor : « Signes visuels dans les arts plastiques afro-caribéens » – suivie de la table ronde : « La réception de l’œuvre du groupe Fwomajé – peuple, artistes, médias ». Fort-de-France, Tropiques-Atrium, 4 décembre 2024.

Exposition « Les fleurs du Ya Ax Thé – Quarante ans d’art sous le Fwomajé ». Fort-de-France, Tropiques-Atrium, 1er octobre-28 décembre 2024.