Janvier 2016. A Los Angeles, assis sous un tableau du grand artiste congolais Marcel Gotène, l’énergique romancier de «Black Bazar» manipule un bouquin austère: «le Collège de France. Cinq siècles de recherche libre». C’est pour préparer sa propre entrée au Collège. Alain Mabanckou vient d’y être élu à la chaire annuelle de création artistique, qui avait jusqu’ici accueilli des gens comme les compositeurs Pascal Dusapin et Karol Beffa, le paysagiste Gilles Clément, ou encore l’artiste Anselm Kiefer. Lui sera le premier écrivain. Il prononcera sa leçon inaugurale le 17 mars.
« Ils t’ont donné le kit d’entrée?, rigole Dany Laferrière, qui de son côté a été reçu l’an passé sous la Coupole, en habit vert et en présence du président de la République. C’est bien, il faut étudier. Moi je devrais, parce que depuis que je suis à l’Académie, je n’arrête pas de dire que Robert Badinter y est aussi. Or j’ai regardé aujourd’hui dans la liste, Badinter n’y est pas… C’est Jean-Denis Bredin. Mais on ne m’a jamais rien dit à l’Académie ! Soit ils sont très ouverts, soit ils n’écoutent pas ce que je dis.»
On espère que ses compères du quai Conti ne passeront pas pour autant à côté des «Mythologies américaines» où l’écrivain québéco-haïtien a rassemblé ses premiers romans: le désormais mythique «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer», mais aussi sa suite, «Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?». Des livres qui pétillent d’intelligence, de jazz, d’érotisme et de clichés raciaux soigneusement dynamités. Mabanckou, évidemment, les a dans sa bibliothèque depuis des années. Il était temps d’organiser une conversation entre ces deux esprits libres.
« L’Académie doit redevenir un lieu malsain »
L’OBS. Vous qui êtes nés si loin de Paris, vous voilà devenus des notables de la vie littéraire française…
Dany Laferrière. Mais Paris a déjà été chez moi, quand Haïti est une colonie. C’est pour ça que je suis ici ! La langue française est très bien établie en Haïti, c’est une langue très pure que les Haïtiens s’efforcent de parler. Ensuite, Paris n’est pas qu’une ville française, c’est une capitale du monde, une capitale littéraire, un jardin suspendu où les gens viennent de partout.
Alain Mabanckou. Quand vous mettez le livre au cœur de vos obsessions, le travail finit par aboutir et donner quelque chose. Nous sommes plutôt satisfaits du retour des choses, mais nous n’avons pas forcément cherché à être des notables. Ça a pris du temps à la France pour comprendre que ses gardiens du temple ne doivent pas toujours être des gens blonds aux yeux bleus, et que quiconque choisit la langue française comme instrument d’écriture est capable d’atteindre une certaine liberté, pour parler en son nom.
Le plus important, ce n’est pas d’entrer à l’Académie ou au Collège de France. C’est que nous sommes capables de dire «je», et qu’on ne voit pas toujours dans notre «je» une sorte de saupoudrage colonial. Et puis, nous avons toujours essayé de dédramatiser le formalisme qui pouvait entourer ces institutions. La meilleure façon d’entrer dans une grande institution, c’est de ne pas se prendre soi-même au sérieux. C’est de se dire qu’on me jette dans le vide, et que le seul filet que j’ai, c’est l’imaginaire que j’ai construit, les livres que j’ai écrits, et les lecteurs qui nous lisent.
D. Laferrière Par ailleurs, pour ce qui est des notables, il faut revenir aux origines de l’Académie. Tout groupe d’écrivains qui se réunit est en contestation face à l’Etat. D’ailleurs l’Etat a très vite vu qu’il n’était pas tolérable d’accepter que des gens se réunissent, comme ça, en plein Paris. Donc il a fallu leur mettre une Coupole au-dessus de la tête. Naturellement ça leur a donné du pouvoir, de la notabilité, mais on peut toujours refaire l’aventure du début. Il suffit de changer le contenu, de projeter d’autres gens à l’intérieur pour que, brusquement, l’Académie redevienne un endroit malsain, au sens profond du terme. Comme dit Victor Hugo: «Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité.»
Mais l’habit vert finit par faire l’Académicien, non ?
D. Laferrière Non, pas du tout, il suffit d’avoir des idées. Nous devons être des producteurs d’idées, d’images, de subversion d’une certaine manière. (Mabanckou rigole) Il suffit de ne pas l’oublier. Je ne pense pas que mes «Mythologies américaines» soit le livre d’un notable.
En effet. On y lit même ce genre de provocation : «C’est plus pratique de nos jours d’être un écrivain nègre. Les gens sont plus enclins à nous écouter aujourd’hui qu’à écouter un écrivain blanc de même calibre.» Que répondez-vous à ceux pour qui vous profitez d’une forme de discrimination positive?
D. Laferrière. Je suis ironique partout dans ce livre, puisque je finis par dire que je préfère être un écrivain tout court, plutôt que le plus grand écrivain nègre. Alain parlait du travail. La facilité aurait été de brandir le drapeau de la question raciale, de dire qu’on ne me donne pas ma place, et qu’on devrait me la donner même si je n’écris pas de livres, parce que je suis noir. Des choses comme ça. Le travail, pour moi, c’est le contraire de l’idéologie à cet égard. Et à un moment, les gens sont étonnés : «Ah quand même, Laferrière, il a écrit vingt-six livres!»
A. Mabanckou. Ce qui nous unit, c’est aussi de refuser les qualificatifs comme «le premier écrivain noir à faire ceci». Le Collège m’a offert quelque chose de spécifique. Pour la première fois, je ne peux pas dire que je suis le premier écrivain africain à entrer quelque part: je suis le premier écrivain tout court élu à la chaire de création artistique! Dany écrit que c’est pratique d’être un écrivain nègre parce qu’on vous invite partout… comme s’il y avait une sorte de sanglot de l’homme blanc qui voulait se racheter en disant «regardez ces pauvres anciens colonisés, nous devons leur rendre ce service». Mais moi je ne veux pas de la pitié dans la littérature. Je ne fais pas de la littérature pour quémander. J’en fais parce qu’il y a quelque chose en moi qui bouge, qui tremble, et que n’importe quel écrivain peut ressentir…