— par Janine Bailly —
« Comment être femme dans un monde d’hommes, se vivre femme pleine et entière, habiter son visage, son âme et son corps ? Comment changer sur nous, femmes du monde entier, le regard porté par les hommes ? Et comment faire que, solidaires des filles, les mères ne leur imposent plus ce qui leur fut d’abord à elles imposé ? Toutes ces questions sont au cœur du documentaire qu’ont réalisé Anastasia Mikova et Yann Arthus-Bertrand, approches féminine et masculine conjointes dans le même désir de donner la parole à toutes celles qui trop longtemps se sont tues, muselées, infériorisées, violentées par la tradition, les guerres, les contraintes sociales. Victimes innocentes de préjugés tenaces, sorcières on les a brûlées, vierges on les viole, libres on les soumet.
Mais voici qu’elles disent face à la caméra, qu’elles se disent à visage découvert, et si certaines se sont exprimées dans la souffrance, le fait qu’elles ne se cachent plus tendrait à prouver que déjà quelque chose pour elles a changé. Symbolique est la joie de celle qui ayant conquis l’écriture peut enfin écrire son nom… Un seul dispositif à ce recueil de témoignages : une toile de fond noire, cadre neutre sur lequel viennent s’imprimer en plans très rapprochés les visages, qui seuls à l’image importent, et s’inscrire les paroles traduites de langues multiples, celles de cinquante femmes de toutes origines, de tous âges, de tous lieux. L’anonymat voulu — pas de nom, pas de pays cité avant le générique — s’il paraît un peu frustrant concourt à l’universalité du propos. Car des liens invisibles se tissent d’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre, unissant dans des destins parallèles sans être tout à fait semblables, les femmes sous tous les cieux. Entre sourires et larmes, entre gravité et légèreté, elles trouveront « les mots pour le dire », sans haine et sans cris. Sur le ton de la confidence, parfois même avec douceur, mais toujours dans une recherche d’authenticité, toujours au plus près de leur vérité, elles regardent en elles-mêmes, nous laisseront entrer dans leur intimité, l’entrevoir ou la recevoir de plein fouet.
Il est en effet des moments insoutenables, où la spectatrice que je suis se sent partagée entre émotion et colère, sidération et révolte. Où dans son propre corps elle tremble. Souffre de la douleur infligée à ces fillettes, que sans explication ni raison on excise, condamnées pour être seulement nées femmes. Du destin fait par Daech à celles, adolescentes encore, que l’on capture, achète et vend, viole et sauvagement torture, au-delà de toute humanité. Des cris de la petite à qui l’on ravit, à peine a-t-elle neuf ans d’âge, son corps enfantin et à jamais l’insouciance heureuse de l’enfance. Des femmes qui pour avoir été violées se voient rejetées, privées de respect, de considération et d’amour, vouées à un célibat douloureux. De ces autres, au visage brûlé à l’acide pour une dot impayée dans son entier. De celle-ci qui frappée à deux reprises par le poing de l’homme a perdu l’usage d’un œil… Passé le barrage du coup de poing, « la violence ne connaîtra plus de limites » dira une autre, elle aussi femme au cours de huit longues années battue…
Ici la splendeur des visages, « que la caméra embrasse, caresse et magnifie », me dit émerveillé un ami cinéphile et qui ne craint pas d’accepter sa part en lui de féminité, cette splendeur lumineuse contrebalance la dureté de confessions faites sans acrimonie et sans fausse pudeur, en mots crus quand cela s’avère nécessaire. Mais la beauté, c’est aussi celle des corps féminins lorsqu’ils s’épanouissent et s’assument, jetant leurs bonnets par-dessus les moulins, et faisant fi des diktats des hommes ou de la société. Il est alors question d’orgasme, du sexe de l’homme que l’on aime ou dont on se rit — l’humour ici ne fait pas défaut —, du bonheur de se trouver belle et de se découvrir belle aussi au regard de l’autre. Du plaisir qu’il y a à se sentir désirée, à explorer avec l’autre, et plus encore s’il est femme, les parties les plus intimes de soi. Du courage à se choisir femme, à « se faire ce plaisir » quand bien même on était venue au monde égarée dans le corps d’un homme. Il faut dire enfin l’insolite beauté que confère la caméra aux corps qui se dénudent, aux corps âgés qui si près des plus jeunes portent dans leurs courbes, sur leur peau, dans leur regard et leurs gestes à se dénuder, toute leur histoire inscrite. La confiance semble infinie entre celui qui filme et celles qui se mettent à nu, au propre comme au figuré. Une confiance établie aussi avec toutes les femmes qui ont interviewé leurs sœurs de par le monde, souvent, afin que plus faciles soient les contacts, dans le cadre des ONG.
Il est encore des désirs plus simples, et peut-être plus conformes aux codes ou conventions qui de toute éternité régissent, afin qu’elles perdurent, les sociétés des hommes : faire un mariage selon son cœur, — et non être livrée pieds et poings liés par sa propre famille à un homme qui pourrait être votre père, voire votre grand-père, et « si tu préfères mourir, bois de l’eau de Javel », suggère votre propre mère —, fonder une famille, connaître les joies de l’enfantement qu’évoquent de somptueuses images prises sur un ventre doré, tendu tout alourdi de sa ronde promesse de vie. L’amour n’est pas oublié : amour blessé de celle qui rêvant famille et foyer se voit seule auprès de ses enfants à élever ; amour infini et aliénant de la veuve qui ne sait pas vivre sans lui, en allé avec son identité et sa beauté à elle que dans ses yeux elle découvrait ; amour sans faille ni défaillance de la mère pour l’enfant handicapé, « il ne lui parle pas, ne lui sourit pas, ne lui fait pas de câlins, mais elle l’aime ». Et puis plus légère la recherche de l’âme sœur, évoquée par cette jeune femme énergique, qui pour ce faire se contraint à l’épilation, au maquillage, à la recherche de la toilette adéquate avant le rendez-vous venant conclure sa journée-marathon… Entre ces moments de parole, une galerie de portraits sublimes, face caméra ou bien d’abord de trois-quart chacune vers nous se retournant et nous offrant avec son sourire la force de son regard. Quelques scènes aussi de groupes, femmes au travail, familles et fratries… Inutiles peut-être, ces séquences aquatiques ou de funambulisme, qui viennent un tant soit peu affadir la profondeur et la complexité du propos.
Si le plus souvent images et paroles me touchent, l’aspect catalogue, qui prétendrait dresser de façon exhaustive la liste des injustices faites aux femmes, me laisse un peu sur ma faim, effleurant des situations si violentes qu’on voudrait aller sous la superficie, ébauchant des destins que l’on aimerait mieux appréhender. Je prendrai pour seul exemple la fugacité de ces plans sur les seins perdus de celles qui un jour se sont affrontées au cancer…
Remercions les cinémas Madiana d’avoir, en ce 8 mars 2020, si bien célébré les femmes par ce film singulier qu’un public, nombreux et comme recueilli, a un peu timidement applaudi ! »
Fort-de-France, le 9 mars 2020
PS : Les revenus du film vont être entièrement reversés à une association pour aider les femmes à intégrer des études de journalisme ou de cinéma. L’objectif est de continuer et encourager cette prise de parole des femmes.
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