— par Janine Bailly —
Sur scène, elles ne seront, pendant ces presque quatre heures de spectacle, que trois comédiennes, pour nous entraîner à leur suite dans cette épopée américaine, sorte de western palpitant, version femmes. Elles nous guideront, dans une sorte de “chevauchée fantastique” à la John Ford, mais légèrement parodique car poussant à l’extrême les codes du genre, sur la route des pionniers partis à la conquête de l’Ouest. Elles nous feront suivre la piste de l’Oregon et partager leurs aventures tumultueuses, au hasard de rencontres imprévues, heureuses ou malheureuses, et soumises souvent à la cruauté des hommes comme aux rigueurs du climat, car ici tout est paroxystique — chaleur, froidure extrême, tempête de neige qui oblige à rebrousser chemin…
Mais dans notre imaginaire, ils seront bien des dizaines, les personnages qu’elles auront créés dans une dynamique, une fougue, une inventivité qui ne se démentiront jamais, bien que l’on ait noté une certaine baisse d’intensité dramatique dans le second volet, due sans doute à la multiplication de ces hommes pris “du côté obscur de la force”, et qui ne font dans l’histoire qu’un rapide passage. Il est vrai aussi que ce genre d’individus, cruels et corrompus, brigands de grands chemins, détrousseurs de voyageurs, massacreurs d’Indiens, ne devaient pas manquer dans ce 19°siècle où se forgeait, dans la sueur et le sang, le territoire des États-Unis. À l’image des personnages, tous les poncifs sont là, réutilisés, réactivés pour notre plaisir, les chevaux, la diligence, le steamer sur le Mississippi, le fort où l’on cherche refuge, le pisteur indien et sa sagesse de grand Sachem, le campement autour du feu de bois, le saloon et ses buveurs invétérés…
Comment s’y prennent-elles donc pour dérouler ce long périple, prévu initialement pour être feuilleton radiophonique, et qui en garde la structure ? Partagé en trois séquences, de chacune trois épisodes et séparées par un entracte pour que l’on pût se sustenter et surtout reprendre haleine, le récit est réactivé à chaque retour en salle par un court résumé des épisodes précédents. Sur scène, des murs de casiers dressés en fond, et qui s’éclairent en temps voulu afin que les comédiennes y puisent ce dont elles ont besoin, ces casiers enfermant des accessoires : réduits au minimum, ils suffiront cependant à opérer les transformations nécessaires, à métamorphoser le féminin en masculin, le méchant en gentil, le beau en vilain. Des couvres-chefs emblématiques, une paire de lunettes, un vêtement, un cigare, une simple paille à mâchonner font naître le sortilège, les changements s’opérant avec une dextérité, une rapidité sans pareilles. L’on verra jusqu’à trois coiffes tenues dans les mêmes mains surgissant, pour incarner alternativement trois personnages, du dos derrière lequel on les cache. Et comment font-elles, me dit un moment mon voisin, pour ne pas se tromper de voix et de visage ?
Le spectacle surprend d’abord par la présence au centre, séparant ses deux comparses, de la bruiteuse qui opère à vue, munie de toute une panoplie d’objets plus ou moins incongrus. Si la bassine d’eau pour évoquer le fleuve, si les ballons à crever chaque fois qu’une balle est tirée semblent une évidence, plus surprenants sont ce fouet de cuisine et ces entonnoirs frappés sur la cuisse pour nous faire entendre le galop ou le trot d’un cheval, ou cette pastèque éclatée sous les coups pour que résonne une bastonnade fatale. Les sons, parfois ténus froissements de tissu, parfois retentissants claquements de fouet, réussissent à dessiner des paysages, que ce soit croassements dans la nuit, crépitements du feu, vent qui se déchaîne…
Le choix est d’abord fait de disposer les deux autres comédiennes de part et d’autre de la scène, isolées côté cour et côté jardin, de sorte que si le mari bat sa femme, c’est sans jamais pouvoir physiquement la toucher, la bruiteuse faisant entendre au centre les coups reçus, en écho aux cris de douleur poussés ! Une bande-son, à base de musique folk, plus spécialement country, soutient tout l’ensemble, où l’on peut reconnaître quelques phrases musicales de Ennio Morricone, en clin d’œil au “western-spaghetti” de Sergio Leone, mais surtout la chanson presque philosophique, sur le sens de la résistance, créée pour sa fille par Woodie Guthrie, “Why oh Why”, et qui revient en leitmotiv interprétée par deux voix émouvantes, l’une chaleureusement masculine, l’autre plus délicatement juvénile. Choix qui n’est pas anodin, Guthrie ayant lui-même fait l’expérience du chemin vers l’Ouest.
Si les trois femmes, qui pour s’émanciper sont du voyage, l’une échappant à l’esclavage de plantation, l’autre à un mari brutal qui non content de la violenter lui déchire ses livres, la dernière au bordel du saloon où elle a tué sa rivale, si donc elles sont exagérément typées, la première modeste tête et épaules baissées, la seconde intellectuelle à lunettes pétrie de générosité et bonnes intentions, prête à réformer le monde, la troisième rousse créature “emperruquée” au langage cru et à l’allure aguicheuse, elles n’en restent pas moins humaines et capables de susciter notre empathie. De ce voyage initiatique, elles reviendront non pas transformées, mais prêtes à être elles-mêmes : Charlotte, tête enfin levée, participera au “chemin de fer clandestin”, — mythe ou réalité ? — qui aurait permis aux esclaves du Sud en fuite de trouver asile, secours et chemin vers la sécurité ; Rose s’investira dans les luttes en faveur des femmes, mais aussi pour la défense des Noirs et des Indiens, et, éprise de sa liberté reconquise, acceptera enfin l’amour de l’écrivain anglais Jonas rencontré en chemin sans pour autant accepter de l’épouser ; Sally, prostituée repentie, amoureuse, oublieuse du masque qu’elle s’était construit, oublieuse de ses préjugés racistes, fondera avec le trappeur Sam une famille, après avoir adopté la petite Indienne orpheline rescapée d’un campement sauvagement saccagé.
On pourrait, sur ce qu’un ami au sortir de la salle nomma bellement “marathon théâtral”, dire bien des choses en somme, mais je retiendrai qu’au-delà de mon plaisir, j’ai aussi écouté ce soir-là une juste leçon de courage, de tolérance et d’humanité.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 9 mars 2018