— Par Dominique Daeschler —
Quatorze ans après la grande exposition consacrée à Lam au Musée Dapper, le centre Georges Pompidou accueille Wifredo Lam dans une rétrospective comportant près de trois cent œuvres dont la Jungle conservée au MOMA de New York. Donnant à voir une œuvre peu connue du grand public, l’exposition, pour plus de clarté, suit sagement un ordre chronologique avec une division en cinq périodes. Chaque période est accompagnée d’une présentation sous vitrine d’importantes archives (écrits, photographies, dessins) qui aident à la compréhension d’une œuvre complexe. Enfin, l’accrochage aéré permet de valoriser les grands formats qui sont prédominants.
La force de l’exposition est d’abord, au-delà du choix des œuvres, de montrer combien Wifredo Lam, voyageur impénitent, vivant tantôt à Cuba, en Europe ou en Amérique est un passeur au cœur des cultures du monde. Partout où il passe, il se lie avec les intellectuels, les artistes. En France métropolitaine et en Martinique, il a des relations majeures avec Picasso, les surréalistes et tout particulièrement Breton et Leiris, Césaire, Glissant. A Cuba il se lie avec Cabrera et Carpentier, à Haïti avec Mabille .Grâce à Jorn il expose avec les artistes de Cobra. Plus tard aux Amériques, il échangera avec Pollock, Calder, Cage, Matta, Tanguy puis Rebeyrolle, Aillaud, César lors de son retour à Paris.
Les complicités artistiques de Lam se déclinent dans de nombreuses illustrations d’ouvrages de Glissant, Césaire, Breton, Jouffroy, Char, Luca, Artaud dont beaucoup sont présents dans l’exposition.
De Césaire, avec qui il entretient une correspondance suivie : il illustre en 1943 le Cahier (édition présente dans l’exposition). Césaire lui dédie plusieurs poèmes dont Genèse pour Wifredo, d’autres étant repris dans Moi Laminaire. Entre eux deux « une poétique engagée », une conscience de l’héritage social, religieux, magique des sociétés noires.
Pour Glissant dont il illustre Terre Inquiète, Lam est l’homme de « la Relation : variable fixe et démesurée de toutes les cultures », le mot créolisation le définit dans la mise en œuvre d’une pensée ni exclusive ni dominante ou sacralisée mais ouvrant à « l’imprévisible de résultantes inouïes ».
L’élancement et l’enracinement.
Ce qui frappe d’abord un œil neuf c’est l’hybridation, la composition cubiste et surréaliste à partir d’une vision afro- cubaine du monde, le mouvement et l’accumulation. Un choix parmi les orientations artistiques de Lam, mettant en « œuvres » ses qualités de passeur plus qu’une analyse spécifique des toiles ont guidé notre commentaire.
Le dialogue constant entre le végétal, l’animal, l’homme caractérise tout particulière la période 1941-1952 (Cuba, les Amériques) dans laquelle est réalisée la Jungle. Les hommes aux formes totems, aux membres allongés sont ancrés dans la terre par d’immenses pieds, enracinés dans une végétation dense, faite comme en Caraïbe, faite de lianes, de branches, de fougères. On est hors du temps. La toile se lit de bas en haut, entre à plats et verticalité, sans souci de profondeur et de perspective. Il ne s’agit pas de fond mais « des fonds ». C’est un lieu de fusion, de fécondation et d’accumulation, en quelque sorte une mangrove avec ses mystères et sa possibilité constante de transformation.
Initié par sa marraine au rituel Lucumi et plus tard à la magie au sein de diverses confréries, Lam introduit dans ses personnages des porteurs d’offrandes, des orichas ( La Jungle) qui portent la double hache, l’arc, les flèches, le sabre, la lance, l’épée ( les œuvres sont souvent nommées selon les esprits du culte vaudou).
Viendra le temps des transversales et de l’épuration (les brousses) puis d’espaces enroulés où des êtres semblant en lévitation seront plus fréquents. Dans la dernière période 1962-1982, la composition se complique avec une présence anthropomorphe fondue dans le paysage.
Honneur à Dame Jungle
A propos de La Jungle, Lam parle de son besoin d’intégrer la transculturation existant à Cuba, aux apports de la multiplicité dont la Caraïbe est le creuset. Cette multiplicité exprime la résistance aux oppressions post coloniales, aux dictatures. La fusion avec une nature généreuse et puissante est alors posée dans la toile en un lent rituel dansé. Pour Max Pol Fouchet, biographe de Lam, La Jungle est un poème barbare et superbe. Leiris, proche de Lam, voit dans les quatre personnages masqués les quatre éléments symboliques de la « psychanalyse bachelardienne ».
A méditer : à cette ouverture lucide aux cultures du monde portée par Lam répond aujourd’hui la honte de la réappropriation du mot jungle. Jungle : qualificatif désignant un camp de migrants à Calais.
Centre Pompidou Du 30 septembre au 15 février 2016.
Dominique Daeschler