Un documentaire d’Andreas Rummel (Allemagne, 2015, 45 Min.)
— Par Silvia Liebrich —
Comme pratiquement aucun autre, le marché de la viande enchaîne les scandales. Comment est-il possible que, régulièrement, de la viande avariée se retrouve sur les étals ? Que plusieurs tonnes de viande de cheval atterrissent dans des lasagnes sans qu’inspecteurs et producteurs ne s’en aperçoivent ? Malheureux concours de circonstances ou négligence caractérisée ? En fait, la réponse est ailleurs. Derrière ces « erreurs » se cache tout un système. C’est ce que dévoile une enquête réalisée dans toute l’Europe. Objectif : découvrir ce que qu’il y a derrière ces noms bucoliques qui évoquent des fermes traditionnelles ou des boucheries artisanales. La réalité est peu ragoûtante… La viande est un marché impitoyable. Les profits se chiffrent en milliards. Certes, les consommateurs veulent payer le moins possible, mais pas au détriment de la transparence et de la qualité. Or, le système qu’éleveurs, grands groupes et industrie agroalimentaire ont mis en place, avec le soutien des responsables politiques, rend toute traçabilité impossible. Selon eux, c’est la seule réponse possible face à la forte demande de produits à bas prix : d’après le Fleischatlas (atlas de la viande) publié par la Fondation Heinrich-Böll et le BUND (les Amis de la Terre Allemagne), un Européen consomme 66 kilos de viande par an. Au cours de sa vie, un Allemand mange en moyenne 1 094 animaux, soit quatre bœufs, quatre moutons, 12 oies, 37 canards, 45 dindes, 46 porcs et 945 poulets !
Toujours plus pour encore moins cher
Lorsqu’ils se retrouvent au rayon boucherie ou charcuterie des supermarchés, les animaux que nous mangeons ont accompli un impressionnant périple : un goret né au Danemark est engraissé en Allemagne, abattu en Pologne et transformé dans une charcuterie industrielle allemande. Ce porc, d’abord vivant, puis découpé, sillonne bien souvent l’Europe entière avant la transformation de sa viande en une multitude de produits. Pas étonnant que sa trace se perde dans les innombrables supermarchés du continent ! D’après Monique Goyens, directrice générale du Bureau européen des unions de consommateurs à Bruxelles, une pièce de viande peut ainsi passer par sept ou huit pays avant d’être vendue en supermarché. En Europe, le marché intérieur garantissant la liberté de circulation, les producteurs choisissent les pays les moins chers et jonglent avec les différentes législations qui existent au sein de la zone euro.
L’élevage et l’abattage sont devenus des activités hautement industrielles : en quelques décennies, le processus de concentration à l’œuvre a été fatal à bien des petits et moyens producteurs. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les élevages comptent des milliers de porcs, des dizaines de milliers de poulets. Dans des abattoirs gigantesques, on tue et on découpe à la chaîne. Dans cette course à la compétitivité, c’est la taille qui compte, pas la qualité. Affichant un chiffre d’affaires annuel de 32 milliards d’euros par an, ce secteur représente presque un quart de l’industrie agroalimentaire allemande. Les conditions d’élevage sont fixées au niveau européen, mais les lobbyistes et les représentants de l’industrie agro-alimentaire savent se faire entendre à Bruxelles.
Des consommateurs floués
Bien souvent, le consommateur est maintenu dans l’ignorance : les abattoirs sont des zones interdites, les publicitaires nous font miroiter un monde rural idyllique qui n’a jamais existé. La grande distribution séduit le consommateur avec des noms de marques alléchants : « Gut Ponholz » (Netto), « Boucherie de qualité Wilhelm Brandebourg » (Rewe) ou encore « Landjunker » (Lidl). Peu de gens savent qu’il s’agit là de noms fictifs derrière lesquels se cachent les grands groupes. « Les étiquettes brouillent les pistes. Le consommateur n’a aucune idée d’où vient la viande qu’il achète, et donc de quel élevage elle provient » explique Reinhild Benning (Les Amis de la Terre Allemagne). La législation européenne impose certes le marquage à l’oreille de tous les porcs et bovins sur le territoire de l’Union pour en assurer la traçabilité. Mais les abattoirs ne vérifient pas la provenance des animaux : de toutes les façons, ils seront tous mélangés. Ainsi, une portion de viande hachée peut provenir de 150 porcs et 60 bœufs : le hachoir par lequel elle passe ingurgite deux tonnes de viande ! D’après les producteurs, il est donc impossible d’indiquer précisément la provenance de chaque animal à cause des énormes quantités en jeu. En général, l’emballage mentionne seulement le lieu d’abattage de l’animal. Et même la nouvelle réglementation sur l’étiquetage de l’origine des viandes de porc, de mouton, de chèvre et de volaille (en vigueur à partir d’avril) ne va pas assez loin : ce marquage obligatoire, qui existe déjà pour la viande de bœuf, ne vaut que pour la viande fraîche, réfrigérée ou congelée. Elle ne concerne donc ni la charcuterie, ni les produits cuisinés.
Des mesures de contrôle insuffisantes
Les mesures de contrôles sont le tendon d’Achille du marché. Le scandale de la viande chevaline en 2013 a montré à quel point il était facile, en falsifiant les papiers, de camoufler des produits illicites. Si le lièvre a mis si longtemps à être levé, c’est parce que chaque entreprise n’est responsable que de ses propres produits : aucune obligation de vérifier les informations transmises par le fournisseur. Déjà en sous-effectifs, les fonctionnaires chargés de contrôler les élevages et les usines ne peuvent, de surcroît, intervenir qu’au niveau local. Impossible dans ces conditions de contrôler un secteur mondialisé. Le champ est libre pour les contrevenants. Voilà pourquoi les infractions mettent souvent des années à être découvertes – sans parler de l’application de la sanction. L’impuissance des vétérinaires chargés du contrôle des abattoirs est patente : d’après le ministère de l’agriculture de Saxe-Anhalt (Magdebourg), seuls 6 % des 4 000 éleveurs du Land ont été contrôlés en 2013. Et les autres régions d’Allemagne ne font pas mieux. La production à bas prix se fait aux dépens des consommateurs, mais aussi des animaux. La hausse du nombre d’infractions à la loi sur la protection animale en élevage intensif est révélatrice : selon le gouvernement allemand, le nombre de cas a presque doublé entre 2009 et 2013 pour dépasser la barre des 10 000. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
A qui la faute ? Aux consommateurs, dont la seule préoccupation serait d’acheter bon marché ? C’est ce que veut nous faire croire l’industrie agroalimentaire.
En tout état de cause, c’est au législateur d’apporter une réponse : c’est à lui de garantir la traçabilité, d’atténuer les souffrances des animaux et d’imposer des limites à l’industrie carnée grâce à des autorités de contrôle habilitées à intervenir au niveau international.
C’est à Berlin et Bruxelles de redéfinir les règles du jeu. Mais intervenir coûte de l’argent, un argent que personne n’est prêt à débourser par les temps qui courent. Les animaux, la main d’œuvre corvéable et, en définitive, tous les contribuables payent pour un système qui ne profite qu’à une minorité.
Silvia Liebrich pour Arte
http://future.arte.tv/fr/voyage-au-bout-de-la-viande#article-anchor-26196
Un documentaire d’Andreas Rummel (Allemagne, 2015, 45 Min.) : mardi 31 mars à 21h50.