— Par Roland Sabra —
C’est à la première partie d’un cours de philo de classe terminale autour de Perception et Raison, la première étant présentée comme la condition de la seconde que semble inviter Naomi Kawase dans « Voyage à Yoshino. Je dis semble inviter pour un sujet occidental qui serait persuadé que ce que l’on perçoit dépend de ce que l’on sait. Il est une autre façon de recevoir le film en le considérant sous l’angle d’un débat spécifique au monde japonais entre bouddhisme et shintoïsme entre panthéisme et polythéisme le tout dans un perspective naturaliste beaucoup plus large au sein de laquelle le spectateur occidental peut trouver quelques repères qu’il lui faudra pourtant abandonner. « Voyage à Yoshino » est d’abord un voyage, une tentative de larguer les amarres de la raison raisonnante, une invitation au lâcher prise. Le sous-titre « Vision », au-delà de la plante miraculeuse dont l’héroïne principale est à la recherche est à entendre dans son acception mystique, comme une appréhension immédiate du divin, d’un événement inconnu du passé, du lointain ou du futur ou d’un phénomène surnaturel. Cette quête d’un impossible s’ordonne autour du voyage qu’effectue Jeanne (Juliette Binoche) dans la région de Nara, plus précisément sur le mont Yoshino qui est depuis des siècles le lieu d’observation des fleurs de cerisier le plus célèbre du Japon, là ou est née Naomi Kawase. Jeanne fait la rencontre de Tomo (Masatoshi Nagase), un garde forestier avec lequel elle noue une relation amoureuse ainsi que l’amie de ce dernier, Aki (Mari Natsuki), une femme étrange, un peu chamane qu’elle semble avoir déjà croisée sur son chemin lors d’un précédent voyage, il y a, peut-être vingt ans de cela. C’est au cours de ce premier séjour que Jeanne est tombée follement amoureuse d’un adolescent de son âge. Passion ? Grossesse ? Naissance d’un garçon ? On ne sait, quelques images le suggèrent sans plus en dire. La vie a forme d’une ellipse et couleur d’une nostalgie en lien avec le passage du temps, la transition et le vide, le tout associé. Le vide se montre. Il ne se remplit pas de paroles. Toujours est-il que peu après la disparition d’Aki, cette pythie japonaise qui présidait l’imminence d’un évènement ne se reproduisant que tous les 997 ans, Jeanne rentre momentanément en France puis fait de nouveau retour vers le Mont Yoshino où elle retrouve Tomo en compagnie de Rin (Takanori Iwata), un adolescent sans feu ni lieu qu’il a recueilli et avec lequel il a noué une solide amitié. Qui est quoi pour qui dans un plan-séquence comme une photo de famille?
On retrouve là les thèmes de prédilection de Naomi Kawase qui s’ordonnent autour de la naissance, la fragilité des liens familiaux et amoureux, reflets de sa propre histoire.
Le spectateur est d’autant plus déboussolé que la caméra balance entre célébration ritualisée de la nature dans une contemplation esthétique de l’immuabilité d’un paysage, d’une fleur, d’une feuille et rappel de la fugacité, dela caducité, du caractère cyclique et transitoire des êtres et des choses. Flashback, flash-forward, ellipse, coupe, suspension narrative, fragmentation de la mise en scène participent à la création d’un univers d’une beauté subjuguante.
Le balancement des arbres, leur abattage, leur mort sur pied dressée vers le ciel et leur renaissance dans des fondus enchaînés qui fusionnent dans une saturation lumineuse éblouissante rappellent que la mort est une ordalie, un soleil que nul ne peut regarder en face. Et pourtant : « « C’est pour autant que la nature morte nous montre à la fois et nous cache ce qui est en elle menace, dénouement, déroulement, décomposition, qu’elle présentifie pour nous le beau comme fonction d’un rapport temporel » (Lacan, L’Éthique de la psychanalyse)
Alors à celui qui se moque quand l’héroïne déclare « La mort est probablement un long sommeil » on pourrait demander s’il se moque aussi quand il lit sous la plume d’Homère, « Le sommeil est le frère jumeau de la mort ».
Fort-de-France, le 14/12/2018
R.S.
Avec Juliette Binoche, Masatoshi Nagase, Takanori Iwata