— Par Ali Babar Kenjah —
Vous avez dit « Changer de paradigme » ?
I. Jé-a bout !
Comme dirait Monchoachi, traduisant « Fin de partie » de Beckett : « Jé-a bout ! » Le déboulonnage de la raison politique postcoloniale et de sa gesticulatoire stérile par la contestation populaire, marque une étape majeure dans la décomposition politique de la société martiniquaise. Même si la contestation ne doit pas masquer l’enkystement d’un vote assimilationniste xénophobe qui doit nous inquiéter, et qu’il faut combattre. Mais l’expression majoritaire au premier tour a traduit une mobilisation de la jeunesse, du peuple et de la masse des victimes de la macronie, pour une transformation de la société.Ce message des urnes, s’il devait être confirmé lors des prochaines législatives, mettrait alors au premier plan de l’agenda politique la validation populaire (référendum) d’un programme de transition écosystémique. En vérité, la transformation urgente de la société martiniquaise exige de mener à bien trois révolutions : une révolution écologique, une révolution sociétale, une révolution politique.
La révolution écologique nous est imposée par la réalité planétaire du réchauffement climatique, par la fragilité de notre matrice micro-insulaire maltraitée et la nécessité stratégique de pourvoir autant que possible à nos différents besoins. La révolution sociétale pour une société plus inclusive, peut amorcer une réelle dynamique participative autour d’un consensus sur quelques « marqueurs » d’exclusion, dont la résolution collective servirait de socle à un renouveau social et communautaire. Les marqueurs ne sont pas des solutions, encore moins des panacées. Ils concentrent des points de clivage frappés de représentations obsolètes. Leur donner une nouvelle expression politique, à travers le débat public contradictoire et la transformation sociétale, c’est la condition d’une mobilisation populaire au service de la refondation systémique du péyi.
Il n’ y aura pas de refondation politique sans programme de transformation lu et approuvé par la masse des exclus, des précaires et des dégoûtés, qui a tourné le dos à la mascarade démocratique. Demos (le peuple) Cratos (le pouvoir). Démocratie est définie comme le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple. Or, en vérité, après cinq ans de libéralisme sous Sarkozy, puis cinq ans de social-libéralisme sous Hollande, puis cinq ans d’ultra-libéralisme sous Macron, la démocratie française est désormais aux mains des oligarques et de leur technocratie. La perspective de cinq années supplémentaires de violence anti-sociale par un gouvernement dont le programme est de privatiser la France, provoque un séisme sur le front de la résistance à Macron. Nous savons que c’est le libéralisme qui alimente les flambées nationalistes. Macron et Le Pen sont les bwabawa d’un même théâtre. Ni le néocolonialisme, ni l’assimilation de Papy ne sont les choix de la Martinique. Le peuple martiniquais aspire à une société plus unie, plus égalitaire, aux ressources mieux exploitées, mieux partagées, moins gaspillées. Le peuple martiniquais aspire à plus d’égards que le seul traitement par les services sociaux.
L’hégémonie politique de la transformation traduira forcément une alliance de classes martiniquaise. Une alliance en faveur d’une société plus autonome, plus rassemblée, plus juste. Il est du devoir des organisations politiques martiniquaises de créer les conditions d’une traduction politique des quelques problématiques que j’aborde ci-après, sans prétention à la vérité ultime ni aucune volonté d’exhaustivité…
II. Les 4 marqueurs et les 3 impératifs de la refondation
Je rappelle que, sans constituer en-soi des solutions miracles, les marqueurs indiquent la volonté collective de dépasser certains clivages qui font obstacle à une société plus inclusive. Les impératifs portent leur nom. Quelque soit le cas de figure, on ne peut éviter d’y répondre. Je me contente ici d’ouvrir des pistes qui mériteraient, bien sûr, de plus en amples développements. J’entends déjà, affolés, les cris d’orfraie…
A. Les 4 marqueurs
1) Les Réparations : Une simple étude sur l’état de la question dans la Caraïbe et dans le monde, montre que les élites martiniquaises, tout à leur tropisme créolitaire, restent globalement dans le déni vis-à-vis de la légitimité politique de cette revendication,largement partagée au sein de notre jeunesse. Ces élites prolongent la politique de l’oubli mise en place par la France à l’abolition. Je propose d’exiger de la République qu’elle accorde aux descendants d’esclaves affranchis le même privilège qu’elle a injustement accordé aux colons esclavagistes, confortant leur domination grâce aux financements de la Banque Coloniale (ex Crédit Martiniquais), créée à partir de cette indemnité de la honte. La France doit financer une banque de développement martiniquaise en réparation de l’injustice subie en 1848. Le conseil d’administration de cette banque de développement serait élu par ceux qui pourraient attester d’un ancêtre affranchi à l’abolition de 1848.
2) Les 40% : Déboulonner cette statue du privilège et de l’iniquité. Sibon ba fonksyonè, ibon ba travayè èk chomè tou !! Qu’on ne vienne pas pleurnicher sur le coût de la mesure.Qu’on crée un environnement fiscal, bancaire et commercial libéré de tout tabou et monopole, adapté aux ressources humaines martiniquaises. Régler la question du pouvoir d’achat. Que l’État prenne ses responsabilités. Justice Sociale, quoi qu’il en coûte !
3) Le drapeau : Le comble de la manipulation démocratique accoucha un jour d’un lambi… Le peuple martiniquais sait ce qu’il doit à la lutte collective. Ce sont les luttes du peuple martiniquais qui ont choisi le drapeau RVN. Mettre à l’index le drapeau d’une nation, en assignant les jeunes activistes radicaux à ces trois couleurs pour éviter d’avoir à qualifier leur combat décolonial, illustre une des nombreuses impasses intellectuelles où nous amené l’élitisme hautain de notre pensée politique depuis le Moratoire.
4) Une production de CBD en Martinique : La question de la dépénalisation du cannabis est un débat largement dépassé chez nos voisins de la Caraïbe. Outre les aspects sociétaux,j’insiste sur la dimension économique de ce dossier : sous le régime actuel, ce sont près de3 millions d’euros qui passent mensuellement dans les mains des intermédiaires Lucians, la Martinique étant le premier marché solvable pour l’herbe de St Vincent. « En même temps » que nos jeunes restent stigmatisés et soumis à la répression, du cannabis d’importation (CBD) est légalement distribué sur l’île, notamment par le réseau des stations services… La France vient de passer commande de cannabis médicinal au Canada et à Israël pour une valeur de plusieurs milliards d’euros. Il est temps de laver notre île de cette hypocrisie toxique. Une grande partie des programmes de soutien à la jeunesse pourrait être financée par une production de CBD et de cannabis médicinal sous régie de la CTM. Il semblerait, par ailleurs, que le chanvre industriel soit un dépollueur de sol très efficace…
B. Les 3 impératifs
1) Organiser la défense des Biens Communs : Au moment où la Res Publica (bien commun,en latin) est en danger, au moment où la Gauche et le mouvement social doivent se réinventer, au moment où les incertitudes du monde nous obligent à envisager plus d’autonomie alimentaire et énergétique, il convient de revenir à nos racines communautaires. A la racine de « communauté », il y a les « communs », qui vont ensuite donner la « commune », mais aussi le « communisme ». A la racine du politique et du« vivre-ensemble » villageois, il y avait les communs. Les communs constituent l’ensemble des ressources indispensables à la survie d’une communauté sur un territoire donné. Ces« biens communs » appartiennent collectivement à la communauté et sont inaliénables. Ils ne peuvent générer aucune activité lucrative et sont gérés dans l’intérêt de tous. Le peuple martiniquais doit urgemment définir et défendre les différents éléments stratégiques qui conditionnent sa survie en tant que peuple caribéen autochtone. Le mouvement politique communaliste vise à refonder le sentiment d’appartenance à partir de la préservation et de la valorisation écologique de nos richesses communes, de notre patrimoine collectif.
2) Mettre fin à l’exclusion des jeunes adultes quant à l’accès aux revenus de solidarité : Dès ses dix huit ans, un jeune doit répondre pénalement de ses actes, il vote pour élire les représentants de la nation, il peut contracter un prêt et lancer son business. Dès dix huit ans, un jeune est censé être majeur devant la loi, égal à n’importe quel autre citoyen.Pourtant, en cas de difficulté dans la vie, il lui faudra attendre ses vingt six ans pour avoir droit à un revenu social de solidarité. J’entends le concert des « experts ». J’entends un ramassis de pensées rassies, engraissées de morale en soutane. La République est laïque et universelle, elle ne reconnaît aucune différence entre ses membres. Le privilège de l’âge,qui est un mérite qui se gagne, doit cesser d’oppresser notre jeunesse. Si nous voulons transmettre le désir d’un futur, nous devons accueillir les jeunes adultes comme des adultes. Nous pourrions décider, dans un premier temps, que tout citoyen entre 18 et 26ans, s’engageant dans un cycle universitaire, de qualification, d’apprentissage ou de création d’activité, devrait percevoir au minimum l’équivalent du RSA.
3) Intégrer les minorités caribéennes qui vivent et travaillent en Martinique : Le vote MLP, au second tour de l’élection présidentielle, comprenait une part d’expression populaire xénophobe et assimilationniste. Cette expression doit être combattue comme une scorie rétrograde de la pensée coloniale. Excepté Marcellin Nadeau, je n’ai guère entendu la classe politique sur cette réalité d’un sentiment anti-haïtien persistant à la Martinique. Orles Haïtiens apportent une contribution significative à l’économie martiniquaise. Ils s’emploient très souvent sur des postes délaissés par la main-d’œuvre locale, à cause de la pénibilité et des faibles rémunérations. Ils produisent une part non négligeable de notre consommation vivrière. Sauf à nourrir de futurs foyers de délinquance désocialisée, notre responsabilité dans l’intégration intelligente de ces minorités caribéennes, est entière.Entre la violence xénophobe et l’abandon irresponsable, il y a pour ces populations une place parmi nous. De même que nous avons une place dans la Caraïbe, qu’il nous faut aborder avec l’ambition légitime d’y exercer une influence, voire un leadership. Cette question doit être couplée à celle de notre sécurité, notamment sur notre territoire maritime. La Martinique doit se doter d’un corps territorial de gardes-côte.
/ Ali Babar Kenjah, le 30 avril 2022