— Par Yves-Léopold Monthieux —
L’interruption des émissions politiques nationales dès le jeudi à minuit est devenue une source d’inégalités entre les citoyens. Inégalité entre les électeurs métropolitains et les électeurs domiens, les premiers bénéficiant au moment de voter de 24 heures d’informations supplémentaires liées à l’élection. Des faits de campagne ou des résultats de sondages intervenant le vendredi sont ignorés des électeurs des DOM au moment de leur vote. Inégalités entre Martiniquais, entre ceux qui sont affiliés à l’Internet et ceux qui ne le sont pas, peut-être un petit quart de citoyens.
Les premiers peuvent, en même temps qu’à Paris, vivre en direct lesdites émissions sur BFMTV, LCI, CNews et autres chaînes de télévision nationales à partir de leur smartphone ou leur ordi, d’où l’inefficacité et l’absurdité d’une mesure qui frappe le petit quart de Martiniquais qui n’a pas les moyens d’accéder à l’information directement de l’Hexagone. Par ailleurs, à l’ouverture du scrutin en France, toutes les rédactions et tous les partis politiques connaissent les résultats de l’Outre-Mer publiés la veille sans que cela ne prête à conséquence. Motif de ce décalage : empêcher, à l’inverse, que l’Outre-Mer ne connaisse les résultats de l’Hexagone alors qu’il ne leur resterait que quelques heures pour voter. Aucun élu martiniquais n’ose proposer de revenir sur cette décision à la fois injuste et absurde que seul le journaliste Patrice Louis avait déplorée. Mais à son apparition en ces temps de discours sur les spécificités, le geste valait davantage pour l’image que la pertinence ; le sentiment de décrochage et de prise de distance par rapport à la métropole avait prévalu. Quoi qu’il en soit, leurs auteurs le savent, les conneries lorsqu’elles sont mises en place ont la vie dure.
Nous sommes en 1967, au soir du second tour des élections législatives, deux ans après la réélection du général de Gaulle à la présidence de la République, premier élu à cette haute fonction au suffrage universel direct. Jamais sous la Vème république le vote de l’outre-mer n’aura eu une aussi grande importance que ce soir-là sur le choix de la majorité de l’Assemblée nationale. Connaissant la susceptibilité du général, même le sort du régime aurait pu en dépendre, à un moment où la cohabitation était inimaginable. Donnée pour acquise au vu de l’ampleur du succès de la droite au premier tour, le 5 mars 1967, la victoire fut remise en question 8 jours plus tard, au second tour, sur le territoire métropolitain. En ce mois de juin 2024 c’est étonnamment à la même situation, cette fois aboutie, qu’on vient d’assister avec la victoire manquée du Rassemblement national.
Juin 1967, donc. Il est tard dans la soirée, les hommes du gouvernement de droite sortant est inquiet. Tous les résultats sont connus y compris ceux des départements d’outre-mer, à l’exception notoire de celui de la 3ème circonscription de la Guadeloupe. La droite et la gauche sont à égalité. Toute l’attention de la classe politique nationale est portée sur le résultat qui va faire pencher la majorité à gauche ou à droite. Le journaliste vedette de l’ORTF–MARTINIQUE s’esclame : « Il ne manque qu’un député à la Droite, trouvons-le ! ». Sans surprise, le député sortant Gaston Feuillard (divers droite) est réélu et donne la victoire à la Droite. Mais la phrase maladroite de François Émica fait l’effet d’une bombe dans les milieux de gauche de Paris et provoque quelques jours plus tard l’interpellation douteuse du député François Mitterrand, lors de l’arrivée groupée des députés de l’Outre-Mer dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. « La garde noire », s’écrie le futur président de la République.
Bref, le vote de l’Outre-Mer qualifié de « légitimiste », commence à préoccuper les consciences. C’est ainsi qu’il sera interdit aux radios et télévisions de retransmettre les résultats de la France hexagonale avant la fermeture des bureaux en Outre-Mer. Puis, devenu président de la République, François Mitterrand répondra au vœu des élus martiniquais d’anticiper de 24 heures les opérations de vote et de ne rendre public les résultats que le lendemain soir, à la fermeture des bureaux en métropole. On l’a dit plus haut, l’expérience n’a jamais connu l’efficacité voulue.
Reste qu’au cours de ce soir de juin 1967, l’intérêt apporté pour le vote de l’Outre-Mer était à son maximum dans les états-majors parisiens. Arrivant à la fin des résultats, les votes des DOM étaient toujours attendus. Dès lors qu’ils sont tous connus à l’avance, ils perdent en intérêt et passent inaperçu. Cet épisode électoral fut le début de la désaffection des partis politiques nationaux à l’égard de leurs succursales martiniquaises. Le président François Mitterrand n’eut qu’un interlocuteur en Martinique, le PPM de Césaire et non le parti socialiste, tandis que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, n’avaient d’yeux que pour Serge Letchimy ou Alfred Marie-Jeanne. Ainsi, ni la Macronie ni les Républicains ni le Parti socialiste n’ont désigné de candidats aux dernières élections législatives.
Notons pour l’histoire qu’à la fin de sa déclaration de démission, en 1969, le général de Gaulle avait cru devoir ajouter que sa décision était prise quelles que soient les résultats venant de l’Outre-Mer, non encore parvenus. Comment ne pas y voir, deux ans après, une allusion à la soirée rocambolesque de 1967 ?
Fort-de-France, le 8 juillet 2024
Yves-Léopold Monthieux