Un livre, un film qui font aujourd’hui polémique
Participant à un stage de formation à l’analyse filmique, alors toute jeune enseignante, il me fut donné de travailler sur ce film… et de partager l’émerveillement purement cinématographique et esthétique, de ressentir l’émotion qui fut celle du formateur nous expliquant, outre le procédé technique, la force incomparable du dernier plan long, qui voit de dos, dans un superbe travelling arrière, Scarlett s’éloigner seule vers son domaine de Tara. Dans mon innocence, je regardais d’abord l’histoire de Scarlett et Rhett, Scarlett comme une de ces héroïnes à la recherche de sa liberté de femme, déterminée à s’imposer dans un monde d’hommes, où elle tracerait son chemin, fière et résolue. Il est certain que mon regard, nourri d’autres lectures et d’autres enseignements, sur l’ensemble du film ne saurait être tout à fait le même aujourd’hui. Cependant je ne voudrais me priver de certaines séquences culte à la sauvage beauté, ainsi de Scarlett et Retth traversant avec leur petite fille la ville d’Atlanta en feu… À l’heure où les « manifestations bigarrées » contre le racisme secouent la planète, pour avoir vu George Floyd « mourir — pendant plus de huit minutes — au nom du poids de l’histoire », à l’heure où les jeunes sont, quelle que soit leur couleur de peau, partie prenante de ces manifestations, « l’éducation ayant fait son travail » engendrant « une prise de conscience générationnelle », on comprendra pourquoi, jugé raciste le film « Autant en emporte le vent » est supprimé, par bonheur provisoirement puisqu’il sera remis avec une notice explicative, de la plateforme de streaming « HBO ». (Janine Bailly, les citations étant de Pascal Blanchard, historien, documentariste, spécialiste de l’Empire colonial français, et des histoires de l’immigration. Sa dernière publication s’intitule « Décolonisations françaises, la chute d’un Empire »).
« Autant en emporte le vent » est d’abord un roman, de Margaret Mitchell. Un livre qui s’est vendu à plus de 30 millions d’exemplaires depuis sa sortie, ce qui est phénoménal. Roman-fleuve, paru en 1936 et porté à l’écran par Victor Fleming en 1939, il raconte l’histoire d’amour entre la jeune Scarlett O’Hara, âgée de seize ans, fille de riches planteurs d’Atlanta, et le séducteur Rhett Butler, sur fond de Guerre de Sécession qui voit s’affronter le Sud esclavagiste des États-Unis et le Nord abolitionniste… Un roman qui trouve une nouvelle actualité, en raison des événements qui secouent les États-Unis, et le monde… Il reparaît simultanément chez Gallimard, en Folio, dans la traduction originelle de Pierre-François Caillé, de 1939, et chez Gallmeister, dans la nouvelle traduction de Josette Chicheportiche.
Le film n’est aujourd’hui plus disponible sur l’une des plateformes de streaming aux États-Unis. Propriété du groupe Warner Media, lancée fin mai, « HBO Max » a décidé, sur fond des mouvements de protestation contre le racisme et les violences policières, de retirer le film de Victor Fleming, adaptation du roman de Margaret Mitchell, de son catalogue.
Fresque historique de presque quatre heures, le film est « le produit de son époque, et dépeint des préjugés racistes qui étaient communs dans la société américaine », selon un porte-parole de « HBO Max ». Le retrait n’est pas définitif, mais le film sera remis en ligne, accompagné d’une séquence de contextualisation permettant de le re-situer dans son époque… Maintenir ce film sans explication et dénonciation de cette représentation aurait été irresponsable.
Les débats autour de la pertinence historique du film, qui est le plus gros succès de l’histoire du cinéma (3,44 milliards de dollars de recettes si l’on tient compte de l’inflation, soit plus que « Avengers : Endgame »), ne sont pas nouveaux : ce long-métrage est considéré comme le principal instrument du révisionnisme sudiste et de l’idéologie de la « Lost Cause », la « Cause Perdue ».
Dans cette vision de l’Histoire, que propose le film, pendant la guerre de Sécession les États du Sud se seraient battus pour leur indépendance politique et non pour le maintien de l’esclavage. De plus, le Sud est “romantisé”, et l’image de l’esclavage très édulcorée. Lors de son adaptation sur scène, en France, en 2003, sous forme de comédie musicale produite par Dove Attia et Albert Cohen, tirée du roman par Gérard Presgurvic, l’histoire avait été enrichie de séquences mettant en avant la condition difficile des esclaves.
En 2017 déjà, après les affrontements entre membres de la droite extrême et manifestants antiracistes à Charlottesville, un cinéma de Memphis avait décidé de déprogrammer de sa projection annuelle ce classique du cinéma. Pour l’heure, le film aux dix Oscars est toujours disponible sur d’autres plateformes. En France, il sera projeté le 23 juin 2020 dans une version restaurée, au Grand Rex, à Paris.
Deux extraits illustrant le débat qui s’est tenu à ce sujet, à l’émission « le Masque et la plume » du dimanche soir sur la radio France Inter
Patricia Martin : journaliste, critique littéraire, animatrice et productrice de radio française, travaillant à France Inter
« C’est écrit avec les poumons, mais cet arrière-fond raciste est insupportable.
Je conservais un souvenir du film vu au Kinopanorama. J’y étais allée avec une bande de copains. On devait avoir 12-13 ans et on était sorti de là éblouis par son incandescence. L’incendie d’Atlanta, le pays dévasté, cette errance… Il y a des choses très fortes sur le plan de l’image. À l’époque, je n’étais pas assez avertie pour avoir été choquée par le fond du propos.
Là, j’ai eu un peu peur parce que je me suis dit : « Est-ce que je vais retrouver la même magie alors sur un plan romanesque ? » D’une certaine façon, oui : il y a des personnages, il y a du souffle. Elle écrit avec ses poumons, cette femme ! Mais effectivement, il y a un arrière-fond raciste qui devient absolument insupportable. Une victimisation et une infantilisation horribles des Noirs.»
Jean-Claude Raspiengeas : journaliste et critique littéraire français.
« On ne peut pas lire ce livre avec les yeux d’aujourd’hui.
Ce que dit le traducteur, dans sa correspondance avec Margaret Mitchell, est intéressant : « J’ai des problèmes pour traduire le langage des Noirs, je vais donc m’inspirer non seulement du langage des Noirs américains», et il le dit dans la terminologie de l’époque, « mais aussi des Noirs de nos colonies ».
Il ne faut pas faire de mauvais procès : les lecteurs de 2020 ne sont pas ceux de 1939. Et elle (Margaret Mitchell) n’a pas raconté l’Amérique de 1939, mais celle de 1861. Il faut en tenir compte. Margaret Mitchell évoque une réalité raciste dans laquelle elle a baigné puisqu’elle est du Sud américain.
Aujourd’hui, on a ce travers qui, en plus, nous donne bonne conscience, qui est de dénoncer des choses qui n’étaient pas dénonçables au moment où elles ont été écrites. Et là, en l’occurrence, la période dont elle parle, on voit très bien que l’enjeu est de posséder ou non des esclaves.
J’ai lu « Autant en emporte le vent » avec intérêt, mais j’ai eu la chance de réussir à faire complètement abstraction du film. J’y suis arrivé et c’est un vrai bonheur d’être dans le texte qui a un sacré souffle romanesque. C’est d’une puissance ! … Certes il y a les stéréotypes. Mais, moi, Scarlett, je l’aime bien parce que je trouve que c’est le prototype d’une femme libre. Elle fait ce qu’elle a envie de faire. Elle se trompe et laisse passer les deux hommes de sa vie. Mais son énergie et son côté “bad girl” me plaisent énormément. Et les deux traductions sont bien. »
(D’après le site France Inter, le 11 juin 2020)
Ajout, le 13 juin : aux dernières nouvelles, il semblerait bien que le Grand Rex vienne de déprogrammer lui aussi le film…
Ajout, le 16 juin : pour lire une analyse intéressante : « Autant en emporte le vent, ce n’est pas juste une idéalisation de l’esclavage. C’est également une histoire de résilience, de sexe et de courage. »