— Par Jean-Robert Léonidas —
Adieu, Michel !
Il est parti la joie au cœur, avec son désir de vivre sa quatrième saison à Jérémie, dans la Grand-Anse natale. Sans abandonner pour autant son titre de citoyen du monde, dans cet univers où il bourlinguait sans cesse, pour rencontrer choses et gens, contempler, s’émouvoir, apprendre, vivre intensément. Quoique comblé en Allemagne par une vie réussie, son épouse, ses enfants, ses amis, sa profession de médecin, sa clientèle, Michel Roumer était toujours à la recherche d’un je ne sais quoi qui le poussait à rêver d’éternité. Au moment où les fils d’Haïti s’engagent dans une démarche centrifuge, et pour cause, lui, il fait le chemin inverse, à la recherche d’un supplément de bonheur que seul peut offrir le lieu de naissance, là où ton cordon ombilical est enterré comme on a coutume de dire chez nous.
Fils d’Emile Roumer, par une sorte d’héritage paternel, il avait une passion de la chose écrite, des langues en général, du créole en particulier. Michel et moi, nous avons passé ensemble 20 ans sur les bancs de l’école depuis la classe enfantine jusqu’à notre diplôme de médecin. On assistait aux mêmes cours, avec les mêmes professeurs, sauf l’année de la terminale (la philo) quand il était à Saint-Louis de Gonzague et moi à Saint- Martial. À Jérémie, adolescents, nous étions tous deux membres de la chorale de l’église. On aimait la musique. On adorait chanter. Michel se posait en chanteur de charme. Je me tairai sur la fée qui à l’époque habitait son jardin secret et pour laquelle, à l’heure des sérénades de vacances, il chantait platoniquement en compagnie d’autres amis. Au collège Saint-Louis de Jérémie, au niveau secondaire, de la troisième à la rhéto, nous étions seulement trois latinisants, Michel, Pierre-Richard Sansaricq et moi. C’est à ce moment là que j’avais lu le Caïman étoilé d’Emile Roumer que le fils m’avait passé. Il me passait aussi la revue cubaine Bohemia que les Roumer recevaient. Car nous ne nous contentions pas seulement de latin. L’espagnol ne nous faisait pas peur. C’est lui aussi qui m’avait permis de faire connaissance avec « Le mythe de Sisyphe » de Camus. Il l’avait cité dans un devoir de français et j’avais vite fait de me mettre à la hauteur, moi aussi.
Faut-il dire qu’à la faculté de médecine, nous n’avions que deux costumes et que nous nous les échangions au besoin et sans état d’âme pour fréquenter l’Institut français ou l’Institut allemand où il m’avait conduit. On allait parfois aux cours de médecine en culottes et sandales, lui portant une barbe et moi un demi- afro. C’était une sorte de comportement subversif sous cape, contre une exigence protocolaire avec cravate et blouse blanche que peu d’entre nous pouvaient se permettre d’avoir. Nous ne voulions pas ressembler à des sépulcres blanchis, pour répéter ce qu’un collègue, Dr Phyat Dessources, avait le courage de dire haut et fort. On allait, à deux, passer les fins de semaine à la faculté d’Agronomie à Damiens, pour étudier la physiologie et l’anatomie, car il y faisait frais et on y pouvait bouffer gratis avec en plus des mangues et d’autres fruits comme dessert.
Déjà, à la fac, il lisait des romans américains et des textes de Shakespeare aperto libro. En fin d’étude médicale, il avait réussi en anglais l’examen d’homologation lui permettant de faire son chemin aux Etats-Unis. Mais il avait préféré partir à contrepied et se rendre en Allemagne. Nous nous étions promis cependant de revenir à Jérémie au temps marqué pour boucler la boucle.
J’avais pris les devants. Un beau jour, alors que dans mon jardin, je sarclais, je bêchais, on m’a annoncé que quelqu’un frappait à la porte cochère. Suant, une pioche sur les épaules, je me suis approché de l’entrée pour apercevoir Michel, ‘tout couvert de ramée’, une pioche en main et transportant des plantules d’ackee (Blighia sapida) vers son jardin situé à Bordes, un peu plus en amont de chez moi. Tous deux, nous éclations de rire. L’amour de la botanique datant de plus de 40 ans nous a rattrapés et réunis à nouveau. J’ai deux ackees dans ma cour, grâce à Michel. Je ne dirai rien sur les échanges ultérieurs, les semences, les boutures et autres, tant ils sont intenses.
Toute la promotion 1971 de la Faculté de médecine est profondément frappée par la nouvelle. Y compris tous les confrères jérémiens de la même fournée, Drs Jean André, Félix Binette, Pierre-Marie Charles, Hanz Legagneur, Jean-Robert Léonidas, Serge Louissaint, Serge Pintro. Tous ceux qui se sont manifestés illico pour exprimer leur affection, car ils savent que nous sommes deux mordus de la Grand-Anse . Ont appelé Drs Carl Gilbert, Albert Midy, Gracia Jean, Rulx Dupiton. Michel a plein d’amis intimes que je me garde de citer ici. On n’en finirait pas. Dr Laurent Eustache sait de quoi je parle.
Je me fais le porte-parole de beaucoup pour présenter notre sympathie à toute la famille Roumer, son épouse, ses enfants, ses frères et sœurs, ses multiples neveux et nièces, ses cousins et cousines, leur famille, leurs alliés. Je remercie un pote à moi, son beau-frère, Dr Serge Jabouin, qui m’a touché de la question.
Michel m’avait confié qu’il travaillait d’arrache-pied sur une compilation de tout l’œuvre de son père en y ajoutant des commentaires appropriés en guise de préface. Je sais combien cela coûte en temps, en concentration et en fatigue. J’espère qu’il a eu le temps de réaliser le travail. Il aimait le monde, tout le monde, toutes les classes sociales. La dernière fois qu’on était ensemble à Jérémie et qu’on allait faire un tour en ville, il insistait pour saluer de la main une femme qui soliloquait. Doc, ne perdez pas votre temps, elle n’est pas bien de la tête, lui dit un passant. Michel, de rétorquer, le visage sérieux, laissez-moi insister, on ne sait jamais, elle et moi, on peut avoir des liens de sang. C’était une façon de parler, une expression de fraternité, de solidarité.
Sacré Michel ! Bon voyage, camarade !
Jean-Robert Léonidas, médecin et écrivain.