— Par Selim Lander —
La ville d’Aix-en-Provence connue depuis des lustres pour son festival d’art lyrique et plus récemment, depuis que le ballet Preljocaj y a trouvé son point d’ancrage, grâce à la danse contemporaine, est en passe de devenir également une référence en matière de cirque. Le Centre International des Arts en Mouvement (CIAM) s’est ouvert en 2013 sur le terrain du château de La Molière ; il organise un festival d’automne, avec, cette année, neuf compagnies invitées. Le public est au rendez-vous, ce qui prouve que le « nouveau cirque » n’a plus rien … à prouver. Quelques coups de sonde dans le programme du festival 2015.
Gandini Juggling : 4×4 – Ephemeral Architectures
Sean Gandini, jongleur anglais, a créé sa compagnie en 1992. Celle-ci se produit avec plusieurs spectacles différents sur des scènes prestigieuses en Angleterre comme en Europe. Le CIAM l’a invitée pour une seule soirée, sous un chapiteau rempli à craquer par un public dont l’attention n’a jamais fléchi. La jonglerie (« jonglage » au masculin) paraît pourtant assez souvent ennuyeuse, une fois passé l’émerveillement devant les prouesses requises par cette discipline. Mais S. Gandini sait monter un spectacle. Il ne se contente pas de varier les instruments (balles, massues, anneaux) et les figures (ici à un, deux, trois ou quatre jongleurs) ; dans 4×4 – Ephemeral Architectures, interviennent également quatre danseurs (deux danseuses sur pointes et deux hommes) ainsi, pour la musique, qu’un quintet à cordes (incluant une contrebasse) chargé d’interpréter une composition originale – en dépit de ses accents baroques – de Nimrod Borenstein.
4×4 parce que quatre jongleurs (dont S. Gandini lui-même) et quatre danseurs. Architectures éphémères : mouvantes plutôt, puisque, par définition, les accessoires du jongleur sont toujours en mouvement. Comme les danseurs qui ne tiennent jamais bien longtemps une position. Et c’est pourquoi sans doute le mariage entre danseurs et jongleurs semble aller de soi : les arabesques des premiers répondent aux cercles et autres figures que les seconds tracent dans l’espace. Lorsque leur coordination apparaît sans défaut, lorsque l’orchestre apporte le complément musical qu’on attendait, un sommet est atteint. On n’y restera pas tout au long mais 4×4 – Ephemeral Architectures se déroule sans temps mort, avec par-ci par-là quelques zestes d’humour, si bien qu’il s’achève plus vite qu’on ne le voudrait.
Seul bémol : cette pièce est normalement accompagnée par des effets lumineux spectaculaires dont rendent compte les photos que l’on peut trouver ici ou là, des effets qui n’ont pu être tous reproduits sur la scène du CIAM. Quoi qu’il en soit, le résultat n’a pas déçu.
Jörg Müller joue avec le feu
Le soir suivant, la nuit déjà tombée, en avant-programme à la pièce Vigilia, Jörg Müller a présenté au centre d’une arène en plein-air un numéro aussi particulier que talentueux, Mobile. Le plein-air, la nuit, ces deux ingrédients apparaissent indispensables pour ce numéro de jonglerie avec des torches : cinq torches qui, avant d’être allumées, pendent presque à ras-de-terre à partir d’un point haut situé au-dessus du centre de l’arène. Tout le jeu consiste pour le jongleur à mettre ces torches en mouvement et à dessiner des figures dans l’obscurité (et ce soir là dans le silence). Curieusement, l’analogie avec la danse est ici plus évidente que dans la prestation de Gandini Juggling, la veille.
La figure la plus simple est celle du manège : les torches, respectant un intervalle régulier tournent au ras du public du premier rang ou à une altitude plus élevée. Le jongleur, au plus près des torches, leur fournit quand il faut les impulsions nécessaires pour entretenir leur rotation. Ce mouvement élémentaire ne saurait durer trop longtemps, on s’en doute. On admire l’inventivité du jongleur pour varier les figures. Véritable chorégraphe, il commande ses torches avec une dextérité impressionnante : elles accélèrent, ralentissent, s’éloignent, se rapprochent, suivant des trajectoires qui changent sans cesse. On l’a dit, le manège n’est qu’une des figures pratiqués par cet ensemble réglé au cordeau : les torches se regroupent avant de s’écarter à nouveau ; leurs trajectoires ne sont pas toujours circulaires ou ovoïdes, elles serpentent, ondulent tandis que le jongleur, se faisant alors lui-même danseur, adopte pour les éviter une course elle-même ondulante.
En l’absence de toute musique, le public suit les évolutions des torches dans un silence religieux. Evidemment, un numéro de ce genre atteint assez vite ses limites et l’on comprend pourquoi il est situé en avant-programme d’un autre spectacle. Même très originale comme c’est le cas ici, la jonglerie devient rapidement répétitive ! A moins de l’agrémenter d’autres ingrédients comme le fait Sean Gandini avec sa troupe.
Cérémonie secrète sur un mât chinois
A la suite de Mobile, Rafael de Paula Guimarães s’est produit pour sa part sous le même chapiteau que les jongleurs de Gandini, dont la scène fait face au public, à l’instar d’un théâtre. Un mât chinois a été monté pour la circonstance sur le plateau fermé par un écran géant. La lumière est ténue. L’acrobate-performeur sort des coulisses et se dirige très lentement vers le mât, comme un danseur de butho, aux accents d’une musique électroacoustique. Les lumières, la musique contribueront à installer une atmosphère étrange, onirique tout au long de cette pièce baptisée Vigilia. L’écran resté longtemps vide d’images s’anime soudain, avec des projections fugitives de l’acrobate en train de se produire, visions troublées, déformées, redoublées parfois ; les lumières s’éteignent brièvement ; la musique fait place par à-coups à des sons stridents. Le travail de Rafael de Paula Guimarães est empreint de mystère, il touche au sacré, ce qui n’empêche pas la virtuosité technique. La lenteur voulue de la pièce, qui s’interrompt parfois carrément pendant des instants qui peuvent paraître durer un peu trop, suscite toutefois à la longue un certain ennui. C’est l’obstacle que rencontre typiquement le nouveau cirque lorsqu’il se cantonne à une seule spécialité. Mais nous avons déjà suffisamment brodé sur ce thème.
Du pugilat considéré comme l’un des beaux-arts
Il n’est pas encore minuit, de la compagnie acrobatique XY, est-il le clou de ce festival ? Bien que n’ayant pas pu voir l’intégralité du (copieux) programme, on n’est pas loin de le penser. Et l’applaudimètre ne nous contredira pas. Le public qui a déjà beaucoup applaudi pendant le spectacle réserve à la fin une véritable ovation aux membres de la troupe. D’une certaine manière, cette pièce contredit notre remarque précédente suivant laquelle on ne saurait faire un spectacle convaincant avec une seule spécialité circassienne. Ce n’est pas faux, sauf lorsque, comme XY, on emploie les grands moyens ! Vingt-deux acrobates sont mobilisés ici, soit six femmes (X) et 16 hommes (Y) qui se relaient, évoluent ensemble ou séparément.
La représentation commence par deux hommes qui s’étripent sur le plateau (ici celui d’un cirque traditionnel, entouré de gradins) puis d’autres « personnages » de cette comédie muette entrent en scène, tout aussi agressifs, jusqu’à ce que le pugilat devienne général. Est-ce un mode original pour les acrobates de s’échauffer tout en s’apprivoisant à nouveau – puisqu’ils auront besoin par la suite d’avoir entière confiance dans leur(s) partenaire(s) – ou un simple prologue comique ? Toujours est-il que ce début installe d’entrée de jeu une ambiance drolatique et bon enfant qui ne se démentira pas par la suite. Les figures ne s’écartent pas sur le fond de la tradition, avec en particulier nombre de « portées dynamiques » – le voltigeur (plus souvent la voltigeuse) étant propulsé(e) en l’air avant d’être rattrapé(e) par un ou plusieurs porteurs –, sachant que les deux fondateurs de la compagnie, Abdeliazide Senhadji et Mahmoud Louertani, enseignent par ailleurs cette technique. Pas d’accessoires, sinon une bascule et des « planches sauteuses » qui servent à porter, propulser ou réceptionner le voltigeur.
Ce spectacle sans prétention aucune ne manque pourtant pas d’ambition. Ce n’est pas une mince affaire en effet que de coordonner vingt-deux acrobates et de les faire intervenir en groupes distincts sur le plateau dans un désordre apparent qui dissimule en réalité un ordre rigoureux, indispensable dans une discipline ou le moindre écart, le moindre faux-pas peuvent être lourds de conséquence. La musique fournit un accompagnement discret, sauf lorsque les acrobates se font pour quelques instants danseurs. Bien menée, l’acrobatie est toujours une spécialité impressionnante : XY en fait une aventure collective qui séduit bien au-delà de la performance technique.
Clown ou comédien ? Boudu
Bonaventure Gacon présente Par le Boudu, un « seul en scène » qui tient davantage du théâtre que du cirque, impression renforcée par la disposition du public, face à la scène. Le personnage éponyme, Boudu, est un ogre plutôt sympathique, en tout cas désœuvré, ce qui l’amène par exemple à disserter assez longuement sur les mérites d’une vieille poêle à frire. Même si le comique naît de la répétition, le texte paraît exagérément répétitif. On s’intéresse davantage à l’accoutrement (très étudié) du clown et au jeu avec les accessoires (un verre dans lequel il croque, des patins-à-roulettes qu’il enfile avec difficultés) dans la deuxième moitié du spectacle, moins bavarde et plus animée que la première.
Rien à dire (!)
Rien à dire, tel est le titre de la pièce d’un clown catalan : Leandre (Ribera). De fait, le spectacle s’avère sans parole du début à la fin. Mais il mérite encore son nom parce qu’il n’y a rien à en dire … en fait de critique. C’est en effet une merveilleuse manière de clôturer le festival, pleine de fantaisie, rire et tendresse mêlés. Autant le spectacle précédent apparaissait pesant par moments, autant celui-ci est captivant de bout en bout. Bien que Leandre ne donne jamais l’impression de se presser, il se passe toujours quelque chose de nouveau sur le plateau : éclairer les nombreuses lampes, faire tenir debout une table bancale, préparer le thé, recevoir le facteur (pris au hasard dans la salle), prendre le thé avec lui, transformer un jeune spectateur (encore pris au hasard) en marionnette, etc., etc. Les accessoires sont faits de bric et de broc. Manipulées par un assistant, en coulisse, les portes semblent s’ouvrir par l’opération du Saint-Esprit. Au sol, une quantité impressionnante de chaussettes jaunes, toutes semblables, qui, bien sûr, ne sont pas là par hasard.
Si l’enchaînement des gags est bien mené, Rien à dire vaut avant tout pour Leandre lui-même qui – sans chercher à le copier – évoque irrésistiblement le Charlot des films muets. Cela se voit à quelques mimiques et surtout au regard à la fois tendre, ironique, inquisiteur du clown toujours prêt à se moquer de lui-même, sans laisser transparaître le moindre narcissisme.
Festival Jours [et nuits] de Cirque(s) au CIAM d’Aix-en-Provence, du 23 au 27 septembre 2015.