— Par Gérald Rossi —
S’emparant avec gourmandise de l’Iliade et de l’Odyssée, Pauline Bayle, avec ses cinq comédiens, fait briller les récits d’Homère avec un minimum d’artifices, rendant à l’aventure toute sa chair humaine, passionnée et passionnante.
Le voyage, l’aventure, le récit, la guerre, l’amour, commencent avant le début. A leur insu, les spectateurs massés devant les portes d’entrée de la grande salle de la Scala Paris, serrés dans une chaleur de plus en plus moite à chaque minute supplémentaire, comprennent subitement que pour l’instant ils sont des rois, des marins, des guerriers.
Venus à la tête d’une armada de navires lourdement armés. Les héros mythologiques Achille, Agamemnon… surgis d’entre ces témoins, s’apostrophent, interpellent les souverains présents, souvent interloqués, qui finalement jouent le jeu. En tout cas au delà de simple voyeurs de cette vibrante fresque.
Pour Iliade + Odyssée, Pauline Bayle, qui adapte les textes d’Homère et les met en scène, n’a pas cherché l’enflure, la démesure ou le cliquant. Aucun cheval de Troie sur la scène, ni récifs, ni proue de navire, et pas davantage de lance, d’épée ou de poignard. La puissance, la magie, l’ensorcellement de ce spectacle, que l’on peut voir dans sa continuité ou séparément, réside dans son dépouillement. Dans un minimum d’artifices, d’accessoires, qui laissent aux mots et aux discours toute la profondeur de la scène. Comme une vague qui submerge jusqu’au dernier gradin. Sans que l’on ne perçoive le poids des trois heures bien tassées et du long entracte.
Des costumes gris ou noirs, deux ou trois perruques, un minuscule soutien gorge écarlate porté par un homme dans un rôle de femme suffisent à l’illusion. L’occasion pour Pauline Bayle de s’interroger aussi sur « la notion de virilité ou de féminité ». Les personnages, dans chacune des deux pièces, sont interchangeables, et interchangés. Le genre est dépassé. Les comédiens réalisent là un sans faute remarquable, tant, l’air de rien il leur est demandé beaucoup.
L’énergie de chacun, (Manon Chircen, Soufian Khalil, Viktoria Kozlova, en alternance avec Najda Bourgeois, Mathilde Méry et Loïc Renard) à aucun moment ne défaille. Pas plus que celle de public, qui le noir final venu, a besoin de quelques secondes pour récupérer ses esprits, pour laisser libre cours à ses bravos.
Le pari de Pauline Bayle n’est pas de mimer les neuf ans de la guerre de Troie, ou les dix années que met Ulysse pour enfin rentrer chez lui. Mais elle en dissèque des fragments essentiels. Elle ralentit parfois le mouvement afin que la parole seule le remplace. Et ainsi file l’épopée, que l’on suit sans s’y perdre et qu’importe si l’on oublie un peu les noms des chefs au combat.
L’Iliade, créée en 2015 au théâtre de Belleville, et l’Odyssée, présentée pour la première fois en octobre 2017 à Grenoble, regroupés ici, se déroulent dans le même esprit, la même tension, les mêmes interrogations sur la valeur du pouvoir, des sentiments, des discours.
Et s’ils ne s’affrontent guère sur le plateau, momentanément envahi de chaises, qui reviennent soldats, abris ou murailles, sous une épaisse pluie de sable, les comédiens, trempant les mains et les bras dans des sceaux en ressortent les membres rouges de sang. Parfois de pétales d’or. Que l’on peut imaginer armures.
D’autres fois, le sang jaillit de flacons, d’éponges, dans une lumière rasante, dans une danse qui suffit à couper le souffle, disant l’horreur démultipliée du carnage guerrier. Laissant alors sans voix les mortels comme les dieux.
Jusqu’au 2 juin, La Scala, 13 bd. de Strasbourg, Paris Xe. du mardi au samedi. Iliade à 18h30. Odyssée à 21h. Dimanche à 15h, 18h30. Tél.:01 40 03 44 30.