— Par Georges Trésor —
Depuis deux ou trois décennies, la société guadeloupéenne perd incontestablement en cohésion. Aux yeux d’une population légitimement inquiète, la montée de la violence en est le signe le plus préoccupant. En rapport avec cette réalité se tient dans notre société une sorte de procès public permanent fait en particulier à la famille et à l’école. Dans ce procès, les parents et les enseignants sont les premiers visés. En général, la sentence prononcée à leur égard se veut moralisatrice. Parents et enseignants, souvent accusés de laxisme, sont invités à exercer avec une plus grande rigueur leur responsabilité éducative. Bref, ils sont invités à corriger leurs comportements avec pour référentiel le temps d’avant, le temps où les valeurs traditionnelles servaient de guides à nos conduites.
La Guadeloupe ne découvre pourtant pas la violence, elle est constitutive de toute société humaine. Mais nos concitoyens perçoivent que la forme qui se développe en ce moment chez nous n’est pas tout à fait classique. Elle n’est ni politique, ni sociale et pas directement crapuleuse : elle est sociétale. Il y aurait une relation entre l’émergence de cette forme de violence et le délitement du lien social en Guadeloupe. Cette relation, nos concitoyens l’ont intuitivement établi quand ils insistent sur le volet éducatif pour contrer la montée de la violence dans notre société. C’est donc en toute logique qu’ils concentrent leurs critiques sur les pratiques éducationnelles au sein des instances de socialisation que sont la famille et l’école. Cependant, en engageant la responsabilité individuelle des parents et des enseignants à ce niveau, ils manifestent une certaine incompréhension quant aux causes profondes de la violence sociétale.
La vie en société est très certainement affaire d’éducation, affaire d’apprentissage. On apprend à vivre en société en intégrant des normes collectives qui déterminent l’organisation de la vie en commun. La famille et l’école sont les lieux symboliques de transmission et d’intégration de ces normes. Des lieux où s’exerce le pouvoir des parents sur leurs enfants, celui des maîtres sur leurs élèves. Mais, tout pouvoir (potestas) génère nécessairement de la contrainte. Pour être acceptée par les enfants, la contrainte doit être légitimée par une autorité (autorictas) reconnue par eux.
Toutefois, l’autorité dont il s’agit n’est pas directement dépendante de la personnalité de ceux qui exercent le pouvoir : elle transcende ce pouvoir. L’autorictas peut être comprise comme une transcendance dans l’immanence, une transcendance qui prend son sens dans un ensemble institutionnalisé. Auparavant, quel que soit le mode d’éducation pratiqué dans les familles guadeloupéennes, en vertu d’un code social commun transmis de génération en génération, le respect, non pas de mes parents, mais de tous les parents était une manifestation de la dimension institutionnelle de l’autorité. Quand les enfants ne respectent plus leurs parents, quand les élèves ne respectent plus leurs maîtres, c’est signe que l’autorité en tant que mode de légitimation s’est effondrée. Le pouvoir des parents et celui des maîtres se trouvent réduits aux yeux des enfants à leur seule dimension coercitive, ce qui génère des relations fondées sur le rapport de force au sein de la famille et de l’école.
Dans cette configuration la famille et l’école existent sans doute, mais elles cessent d’être des réalités institutionnelles. Elles ne sont plus que des réalités sociologiques totalement désymbolisées. Des lieux de négociations où s’affrontent des forces en présence. C’est par exemple tous les jours que les parents, incapables d’imposer leur point de vue à leurs enfants, se voient obligés de négocier avec eux les conditions d’un accord sur les sujets les plus divers. À l’école les tensions entre maîtres et élèves sont devenues si vives, que les préoccupations disciplinaires ont fini par l’emporter sur les préoccupations pédagogiques.
Qu’on ne s’y trompe pas, ce phénomène de désinstitutionnalisation est général. C’est le mal du siècle. Il n’épargne pas la sphère publique où la remise en cause de la légitimité de l’action politique par des forces économiques et financières, de plus en plus influentes, met en crise les institutions démocratiques elles-mêmes. Si la crise de l’école et de la famille capte davantage l’attention des Guadeloupéens, c’est parce que la délinquance juvénile et les actes d’incivilités empoisonnent plus directement leur quotidien. En vérité, c’est la société guadeloupéenne dans son ensemble qui s’enfonce dans une spirale de la violence.
Toutefois, cette situation n’est pas propre à la Guadeloupe. Ce n’est pas pour nous rassurer, mais dans de nombreux pays le niveau d’insécurité est nettement plus élevé que chez nous. À cela il y a sans doute des facteurs explicatifs. Mais au-delà des statistiques sur l’étendue du phénomène de violence en Guadeloupe, ce qui interroge et inquiète, c’est la futilité des motivations qui commandent le passage à l’acte dans la grande majorité des cas. Il y a là comme un renversement d’ordre ontologique, une forme de déshumanisation. Comme l’animal, les agresseurs sont souvent dans l’immédiateté. Entre le désir et le passage à l’acte, il n’y a pas de médiation de la raison. En Guadeloupe on tue pour une broutille, y compris lors des conflits familiaux.
Le sujet est suffisamment préoccupant pour qu’il soit devenu une question d’intérêt collectif. Pour cette raison, on comprend que le public, les politiques et les médias s’en sont emparés. Mais tout s’embrouille quand il s’agit de définir les responsabilités et de trouver des solutions. Le débat public sur la violence fait malheureusement trop souvent la part belle aux idées toutes faites. Le chômage par exemple qui frappe en particulier les jeunes peut être considéré comme un facteur d’exclusion sociale de nature à alimenter la violence, mais le présenter en toute circonstance comme la source de la délinquance dans notre société est un message déresponsabilisant adressé à notre jeunesse. La délinquance n’est pas l’unique issue au chômage. Tout aussi étrange l’idée selon laquelle un repli volontariste sur nos traditions culturelles permettrait de faire reculer la violence. Et que dire de ceux qui pensent qu’un changement de statut politique serait la mère de toutes les solutions ?
La violence sociétale a une origine qui déborde le cadre de la société guadeloupéenne. Il faut sans doute y voir la conséquence d’un monde en basculement. Un monde marqué par la circulation planétaire d’une diversité d’informations dans lesquelles les Guadeloupéens, pour le meilleur ou le pire, puisent les références hétéroclites qui contribuent au renforcement de leur identité personnelle au détriment de leur identité collective. Le phénomène est plus nettement marqué chez les jeunes générations où l’élaboration de leur univers mental, à partir de codes communs à la jeunesse, se fait en rupture avec notre système de représentation collective. Il faut se faire une raison : notre modèle traditionnel d’organisation sociale a vécu. Tout retour en arrière est illusoire. La vie en société est une construction historique sans cesse bousculée par les évolutions du monde : c’est le destin de l’humanité. Ce qui affole de nos jours, c’est la rapidité avec laquelle s’effectuent ces évolutions à cause, en grande partie, des progrès technologiques. En contribuant à autonomiser de plus en plus l’individu par rapport au groupe, ces progrès renouvellent la problématique de l’intégration sociale un peu partout dans le monde. En conséquence, faire société, recréer des liens symboliques sur des bases nouvelles, c’est le défi qu’ont à relever les Guadeloupéens et bien d’autres communautés. Mais pour optimiser nos moyens d’action dans cette perspective, il est indispensable de déconstruire des schémas de pensée en décalage avec notre réalité et celle du monde, tout en ayant comme horizon les progrès de l’humain. C’est un travail de l’esprit. Face à la violence qui gangrène de plus en plus notre société, ne nous laissons donc pas submerger par la peur et l’émotion, aussi compréhensibles soient-elles. Dans notre pays, la délinquance juvénile qui fait souvent l’actualité n’est que la partie émergée de l’iceberg de désintégration sociale. Sa médiatisation à outrance est contre-productive. Les délinquants ne sont heureusement pas le tout de notre jeunesse. Ils éprouvent un sentiment de puissance en cherchant à correspondre à l’image négative que l’on se fait d’eux, mais ils représentent en réalité une minorité asociale que nous ne devons pas pour autant rejeter.
Georges Trésor