Violence de la vie chère : on se trompe de cible 

Les futures priorités de la Martinique ne sont pas vraiment comprises !

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

La Martinique est actuellement la seule région d’outre-mer à s’embraser sur la question de la vie chère, malgré le fait que cette thématique soit commune à l’ensemble des territoires d’outre-mer. Plusieurs raisons spécifiques à la Martinique peuvent expliquer cette situation.

La Martinique, face à la crise de la vie chère, se trouve à un moment très difficile de son histoire économique et sociale. Les violences sociales, qui se manifestent sous la forme d’émeutes , de pillages et de destructions d’entreprises et donc d’emplois, soulèvent des interrogations profondes quant aux causes et responsabilités à l’origine de cette situation.

La Martinique connaît une situation économique fragilisée depuis des années, avec un taux de chômage élevé (autour de 17 % en 2023) , un exil des jeunes, une précarisation sociale, un malaise identitaire plus largement sociétal, et une forte dépendance à l’État français pour les transferts sociaux.

Ces difficultés économiques sont exacerbées par la crise inflationniste mondiale actuelle, qui a particulièrement impacté les populations les plus vulnérables. Le coût de la vie est déjà sensiblement plus élevé en Martinique que dans l’Hexagone, avec des prix qui peuvent être jusqu’à 40 % plus élevés pour certains biens de consommation. Cette réalité alimente un sentiment d’injustice, car les salaires ne suivent pas la même tendance. La forte dépendance économique vis-à-vis des importations accentue également les répercussions des crises internationales sur le coût des produits de base, ce qui renforce la colère populaire. Par ailleurs l’histoire récente est marquée par la contestation sociale comme lors de la crise de la COVID.

La Martinique, comme la Guadeloupe, a une tradition de mouvements sociaux très actifs. En 2009, ces deux îles ont connu des grèves générales sur la question de la vie chère. Les revendications de l’époque portaient déjà sur le coût des produits de première nécessité, mais également sur les disparités économiques liées à la dépendance vis-à-vis de la métropole. Bien que la grève de 2009 ait permis certaines avancées, le sentiment que les inégalités structurelles n’ont pas été résolues persiste.

En Martinique, il existe une identification historique et culturelle forte aux luttes sociales. L’héritage colonial, les luttes pour les droits sociaux et même civiques, et la persistance d’inégalités sociales importantes ont forgé une culture de la mobilisation. Les revendications autour de la vie chère prennent ici une dimension plus large, mêlant non seulement des considérations économiques, mais aussi identitaires et politiques. La situation économique est souvent perçue comme le reflet d’une domination postcoloniale, ce qui confère aux mouvements sociaux une portée plus radicale. Cette histoire récente a renforcé la capacité des Martiniquais à se mobiliser rapidement et massivement autour de la question de la vie chère. Pourtant , d’autres problématiques tout aussi importantes avec potentiellement de graves conséquences pour les martiniquais sont rarement mises en avant comme la dégradation économique actuelle de l’île constaté par l’IEDOM.

En fait la situation sera bientôt exacerbée par les restrictions budgétaires prévues en France, et alimenteront la peur palpable d’une asphyxie financière programmée par l’État français menaçant le fragile équilibre de la société martiniquaise.

Cette montée de la violence, comme en témoignent les récentes nuits d’affrontements avec les forces de l’ordre, est symptomatique d’une détresse sociale de plus en plus visible. Barrages, incendies de véhicules, pillages de commerces, les actes de vandalisme se multiplient et plongent l’île dans une spirale destructrice. Les interventions des gendarmes et policiers, bien que nécessaires, n’ont pas suffi à apaiser les tensions. Les événements récents, où même des tirs à balles réelles ont été constatés contre les forces de l’ordre, illustrent l’ampleur du malaise.Les conséquences économiques de ces troubles sont déjà palpables. Les blocages, destructions et pillages pèseront lourdement sur l’économie locale, affectant des secteurs clés avec les incendies de stations-service, les commerces de téléphonie mobile et même des établissements scolaires.

L’Association Martiniquaise des Producteurs Industriels (AMPI) a tiré la sonnette d’alarme, soulignant que ces actions, loin de résoudre les problèmes économiques, mettent en péril la production locale et les emplois.Au-delà de ces actes de violence liés à la vie chère , la crise que traverse la Martinique va incontestablement s’étendre et s’amplifier car elle s’inscrira dans un contexte plus large de contraction budgétaire au niveau national. Le gouvernement français, sous la pression de la dette publique et des déficits budgétaires, s’apprête à mettre en place des mesures d’austérité qui toucheront particulièrement les populations les plus vulnérables. Les Martiniquais, dont une grande partie dépend des services publics et des transferts sociaux, vont devoir craindre à brève échéance la fin de l’État providence, qui garantit jusqu’à présent un minimum de sécurité économique et sociale. La réduction des financements publics menacera l’accès à des services essentiels tels que la santé, l’éducation et le logement, augmentant ainsi les risques de chômage, de pauvreté et d’instabilité sociale.

Cette situation exacerbera également les inégalités sociales déjà présentes dans l’ensemble des territoires d’outre-mer. Les classes populaires, ainsi qu’une frange de la classe moyenne, ressentent déjà un profond sentiment de déclassement face à une évolution économique qui les dépasse. L’introduction de nouvelles technologies, la robotisation et l’intelligence artificielle redéfinissent le marché du travail et la société en général, mais tous ne parviennent pas à s’adapter à ces changements. Le départ des jeunes vers d’autres horizons, la baisse du pouvoir d’achat et le sentiment croissant de méfiance envers le pouvoir accentuent le malaise.Ce sentiment de déclassement est alimenté par l’impression que les élites politiques et économiques sont déconnectées des réalités quotidiennes de la population. La confusion qui règne autour des réformes institutionnelles et la perception d’une inaction des élus locaux nourrissent un ressentiment de plus en plus fort. Pour de nombreux Martiniquais, les discours populistes et démagogiques des activistes séduisent par leur simplicité apparente, même si ces discours ne prennent pas en compte les contraintes économiques réelles auxquelles l’île sera  bientôt confrontée.

La responsabilité de la montée des tensions ne peut être uniquement attribuée à des facteurs externes. Les intellectuels et élus martiniquais doivent également reconnaître que la mutation profonde de la société, combinée à la crise inflationniste, aggravera la situation. Les réformes impopulaires, bien que nécessaires, déclencheront des colères et frustrations légitimes, mais l’incapacité de certaines catégories de la population à s’adapter aux évolutions technologiques et économiques amplifieront ce sentiment d’injustice.La Martinique se trouve ainsi à un carrefour critique. D’un côté, la population craint pour son avenir économique et social sous la pression des évènements violents qui gagnent du terrain au fur et à mesure des jours , tandis que de l’autre, les responsables politiques peinent à proposer des solutions concrètes et surtout rapidement pour sortir de cette crise de la vie chère. Et pourtant le plus important à retenir est la réduction des dépenses publiques, combinée à l’incertitude quant à l’avenir du modèle social français, qui contribuera à alimenter un nouveau climat de tension qui risque de s’aggraver si des mesures correctives ne sont pas rapidement prises.Les économistes, eux, ne peuvent plus se contenter d’une neutralité face à cette situation. Il est impératif de promouvoir un changement de paradigme économique qui prenne en compte les réalités locales tout en s’inscrivant dans un cadre national et international en mutation.

La Martinique, tout comme les autres territoires d’outre-mer, se trouve en effet dans une impasse concernant son modèle de développement. La dépendance à l’État français, la faible diversification économique et l’absence de solutions locales viables pour sortir de la crise économique alimentent la frustration. À cela s’ajoute le débat autour de l’autonomie, qui divise la classe politique locale, et laisse la population dans l’incertitude quant à l’avenir institutionnel de l’île. La colère face à la vie chère est donc alimentée par une remise en cause plus large du modèle économique actuel.La Martinique doit repenser son modèle économique et social, tout en assurant que les populations les plus vulnérables ne soient pas laissées pour compte.Dans ce contexte, la question de l’autonomie de la Martinique revient sur le devant de la scène.

Cependant, cette option pose de nombreuses questions, notamment sur la capacité de l’île à assumer les nouvelles responsabilités qui en découleraient sans les ressources financières nécessaires. Et pour cause, il manque aujourd’hui 200 millions de trésorerie dans les caisses de la CTM, d’où le récent cri d’alerte du président Letchimy à l’adresse de l’État français. La dépendance actuelle de la Martinique vis-à-vis de l’État providence et des subventions publiques met en lumière les défis considérables que poserait une autonomie accrue sans un modèle économique viable.En vérité, l’ordre des priorités ne doit pas être inversé,car la crise actuelle en Martinique n’est que le reflet de tensions sociales, économiques et politiques plus profondes. La fin de l’État providence, la mutation technologique et les réformes impopulaires créeront un climat de méfiance et de défiance envers le pouvoir. Pour sortir de cette impasse, il est essentiel de repenser le modèle économique et social de l’île, tout en prenant en compte les réalités locales et les besoins des populations les plus vulnérables. Il est temps pour les intellectuels, les élus et les citoyens de la Martinique de prendre leurs responsabilités en disant au peuple la vérité sur les nouvelles problématiques économiques et financières et de trouver des solutions durables à cette crise sans précédent. Les mesures d’austérité et la contraction des budgets publics annoncées en France viennent ajouter une pression supplémentaire sur une population déjà fragilisée. Le sentiment que les habitants paient le prix des erreurs administratives et économiques de la CTM renforce la colère sociale.

En somme, la situation de la Martinique est le résultat d’une combinaison de facteurs identitaires, économiques, historiques, politiques et sociaux. Bien que la vie chère soit un problème commun à l’ensemble des territoires d’outre-mer, l’histoire récente de la Martinique, ses spécificités sociales et économiques, ainsi que la défiance croissante envers les autorités, expliquent pourquoi l’île est aujourd’hui la plus enflammée par cette problématique. Pour autant, tout cela n’explique pas la cécité des autorités politiques et surtout des intellectuels sur les enjeux d’avenir.

 

« Lè chandel mô, chandelyé doré pa ka kléré

Traduction littérale : Lorsque la chandelle meurt, le chandelier doré n’éclaire plus rien
Moralité : On a beau être puissant, on a toujours besoin de quelqu’un…

Jean-Marie Nol, économiste