Vienne à la Belle Epoque: quand les Juifs inventent la modernité

« Quartier Juif à Vienne », aquarelle de Franz Poledne (1905) (AKG-DE AGOSTINI PICTURE LIB)

C’est à Paris, où il suivait l’affaire Dreyfus pour le quotidien viennois «Neue Freie Presse», que Theodor Herzl a inventé le sionisme. Si la patrie des droits de l’homme, pensait-il, se laisse gagner à son tour par les fureurs de l’antisémitisme, c’est la preuve que les juifs ne verront pas la fin de leurs tourments tant qu’ils n’auront pas une terre à eux sur laquelle ils ne seront plus minoritaires.

Juif hongrois devenu à Vienne un journaliste réputé, Herzl pouvait, à juste titre, comparer sa situation à celle des juifs français. Traités avec bienveillance par l’empereur François-Joseph qui apprécie leur talent et leur loyauté à la couronne, les juifs occupent en Autriche, jusqu’aux années 1880, des positions importantes dans la banque, l’industrie et le monde politique, comme le montre Jacques Le Rider dans une enquête passionnante sur le malaise de la conscience juive dans la Vienne «fin de siècle».

Tant que l’Autriche a eu un régime électoral censitaire, gauche libérale et droite conservatrice alternaient au pouvoir. La bourgeoisie juive soutenait le camp libéral. «Tout petit juif, bon élève, écrit Freud, portait alors dans son sac d’écolier un portefeuille ministériel.» Mais le suffrage universel a radicalisé le partage.

La droite est devenue nationaliste et antisémite; la gauche, socialiste. Les juifs ont été progressivement exclus du jeu politique. Ardents partisans de l’action républicaine des années 1880, les juifs français, aussi, se sont crus pleinement intégrés à la nation jusqu’à l’explosion d’antisémitisme de l’affaire Dreyfus, qui les a ramenés au principe de réalité. La comparaison s’arrête là. L’antisémitisme n’a pas été définitivement vaincu en France par la réhabilitation de Dreyfus. Il s’est réveillé dans les années 1930 et il renaît aujourd’hui chez les Français musulmans. Il a même été au pouvoir sous Vichy, grâce à un solide appui de l’occupant. Mais il est toujours resté un courant politique minoritaire et peu fréquentable.

Dans l’Empire austro-hongrois et les Etats nationaux qui en sont issus, l’antisémitisme est devenu un code politique dominant. Tous les écrivains et les artistes du milieu viennois, dont Jacques Le Rider dissèque subtilement les rapports à leur judéité, s’identifiaient à la culture allemande qu’ils illustraient avec éclat. Ils ont senti venir ce rejet comme une tragédie inéluctable qu’ils ont, chacun à sa manière, tenté d’exorciser.

Lire la suite Le NouvelObs Créé le 22-02-2013

L’AUTEUR

JACQUES LE RIDER, historien et germaniste français, né en 1954 à Athènes, est l’auteur du «Cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme», de «Modernité viennoise et crises de l’identité» et «Freud. De l’Acropole au Sinaï».