— Par Marie Laurence Delor —
La grande majorité des martiniquais a pleinement conscience, parce qu’elle le vit au quotidien, de l’étiolement de son « pouvoir d’achat » (1) et de l’inflation alimentaire insupportable particulièrement pour les catégories les plus défavorisées. Elle est pourtant dubitative face à ce que certains médias et quelques politiques se sont évertués à qualifier « d’émeute ». Une « émeute est un « soulèvement populaire, généralement spontanée et non organisé » (2). J’insiste sur « populaire », « spontané » et « non organisé ». Ce à quoi on assiste depuis quelques jours n’a rien de « populaire », de « spontanée » et encore moins de « non organisé ».
Ce n’est pas parce qu’une petite minorité instrumentalise un problème réel (le RN a prospéré de cette façon) qu’elle peut prétendre représenter le peuple, prétendre parler et agir en son nom alors même qu’elle le violente, qu’elle l’agresse dans les faits. Rien à voir avec la grande mobilisation de masse de 2009. Combien même que le mouvement n’ait pas abouti aux bénéfices attendus il a permis aux martiniquais d’expérimenter et d’éprouver ce sentiment d’être ensemble, d’être solidaire dans le combat pour un intérêt commun. C’était, de par cette particularité, un mouvement joyeux, convivial.
L’usage du mot « émeute » pour qualifier le « bankoulélé » (chaos) auquel nous avons assisté est en définitive, à mon sens, une erreur qui fausse notre perception. D’où l’exigence d’une lecture critique, à distance de la doxa Rouge, Vert, Noir (3) pour comprendre la nature exacte de ce qui s’est passé et dont on ne sait pas encore s’il va se poursuivre. Mais pas avant d’avoir rendu hommage à ces invisibles du terrain, confessionnels ou laïques (4), qui depuis des années et au quotidien soulagent bénévolement nos trop nombreux compatriotes en détresse sociale et alertent en permanence sur l’aggravation continue de la misère sociale. Nous n’oublions pas non plus tous ces compatriotes qui par leurs dons expriment à chaque collecte leur compassion et leur solidarité. La société civile martiniquaise n’est pas passive et victimaire : elle n’attend plus de « Zorro ». Elle agit en proportion de ses moyens malgré les difficultés et c’est une raison de ne pas désespérer face aux jours sombres qui s’annoncent.
1. EXPOSE DES FAITS
1.1 Le « Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro caribéens ».
Voilà une association créé le 15 juillet 2024 et publiée au journal officiel le 23 juillet 2024 (5), à pied d’œuvre sur les réseaux sociaux dès le début du mois de juillet – elle a adressé une injonction à la grande distribution le 1er juillet 2024, et aussitôt déclarée a fait irruption bruyamment dans l’espace public avec une radicalité singulière. Et personne, ni média, ni élu, ni apôtre de la transparence ne s’inquiète de l’étrangeté de ce déroulé et n’interroge ni l’identité, ni la représentativité, ni les revendications et le mode opératoire de cet OVNI qui prétend parler au nom du peuple . Car enfin, il faut que le grand public sache qui veut l’ emmener où et par quels moyens. C’est d’abord à ce niveau que la transparence devrait être de mise. Personne curieusement, ni média, ni politique, ni apôtre de la transparence ne s’est étonné du parcours du président de cette nébuleuse . Libéré récemment de prison où il purgeait une peine de 10 ans pour violence et trafic international de drogue, selon ses propres dires il a bénéficié d’une remise de peine et n’a fait que 4 ans, toujours selon ses propres dires. Il vient par ailleurs, d’être nommé (fin- juillet 2024) en tant qu’employé comme défenseur au Prud’hommes sous l’étiquette CGT-FSM (Arrêté n°R02-2024-07-31-0002, Direction de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Martinique). Personne non plus n’a été troublé par l’ambiguïté de ses premières déclarations « nous irons là où personne n’est jamais allé », et par ses récentes menaces déjà proférées dans une vidéo par un de ses proches : « si vous en tuez 1 nous en tuerons 100 et si vous en tuez 100 nous vous éliminerons »
On s’est aussi un peu soucié de la dénomination de l’association : « Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro caribéens ». Elle dit explicitement un parti pris négriste, une définition étriquée de l’identité dans des sociétés fortement métissées et pluriraciales : ceux qui n’ont pas d’ascendance africaine sont ainsi irrémédiablement exclus, effacés…
1.2 Les revendications
Venons-en aux revendications. Il y en a eu en réalité trois :
– « l’alignement des prix en Martinique sur ceux de la « métropole » (6).
C’était la revendication de départ. Elle a quelque chose de racoleur et de démagogique : les surcouts liés à l’éloignement et la taxe locale d’octroi de mer sont purement et simplement escamotés. La première réunion de négociation à la Préfecture (05/09/24), tenant compte de ces données, avait pour objet une concertation sur le possible qui a abouti après les échanges à une proposition de baisse de 20% : les grandes surfaces acceptaient de réduire leur marge et l’exécutif de la CTM d’exempter d’octroi de mer des produits de grande nécessité. Une réelle avancée mais sans ceux qui soi-disant étaient venus défendre les intérêts du peuple et avaient quitté la table avant même que s’engage la négociation : ils voulaient qu’on débatte « d’alignement des prix sur la « métropole » et de rien d’autre.
Il faut quand même, avant d’aller plus loin, rappeler pour sortir du nombrilisme ambiant, d’une part, que la question du « pouvoir d’achat » est devenue ces deux dernières années la priorité des français de l’hexagone comme des Outres mers ; d’autre part, qu’il n’y a pas d’alignement systématique des prix entre et dans les différentes régions de l’hexagone. Soulignons aussi pour les perpétuels « victimaires » que la grande pauvreté s’est aussi installée depuis des années en France hexagonale. Les associations d’aide alimentaire sont aujourd’hui dépassées et ne cessent de tirer la sonnette d’alarme.
– la diffusion sur le réseau social Tik-Tok des discussions
Cette deuxième revendication est sortie du chapeau lors de la deuxième réunion (12/09/24) de négociation et posée comme condition de la participation de nos autoproclamés représentants des intérêts du peuple. La justification était celle de la transparence alors que l’armada des « aligneurs de prix » étaient le plus souvent cagoulés dans les manifestations et sur les barrages et que par ailleurs le chef de guerre intimait l’ordre d’éteindre les portables lors de leur debriefing. Les discussions techniques, souvent absconses pour les non spécialistes, n’intéressent pas vraiment la grande majorité des martiniquais. Ce qu’ils attendent c’est que la promesse de baisse se traduise au plus vite et concrètement sur les rayons.
Le refus de ce qu’on pouvait subodorer être, à juste raison, une manœuvre pour la maitrise de la communication a été un nouveau prétexte pour quitter la table de négociation. L’objet de cette réunion était pourtant d’approfondir les pistes dégagées ultérieurement dans la perspective d’aller au plus vite vers des solutions concrètes au bénéfice des martiniquais.
– L’exclusion du Préfet, et donc de l’Etat, des négociations
La troisième revendication a été énoncée au cours de cette même réunion. Le peuple, dont nos nouveaux héros étaient, parait-il, la voix exclusive contestait la présence du Préfet aux négociations parce « qu’il faut laver son linge sale en famille ». C’était un nouvel alibi pour entraver la poursuite des négociations.
Et pendant ces deux semaines où nos représentants autoproclamés du peuple faisaient du dilatoire, Sainte Thérèse quartier martyr, était à nouveau violenté : incendié, pillé et vandalisé par la dite « armée des rubans rouge », drapeau rouge- vert -noir, déployé…Tandis que les « idiots utiles » (politiques en mal de légitimité et un média en mal de sensationnel) aidaient à neutraliser les forces de l’ordre en relayant une rhétorique de l’inversion résumée dans l’absurdité selon laquelle c’était la police, l’empêcheur de piller, d’incendier et de vandaliser en paix qui était à l’origine du chaos. Et 44 véhicules incendiés plus tard, des centaines de poubelles brulées, tous les mobiliers urbains saccagés pour faire diversion et fixer la police y compris par des tirs à balles réelles, un conteneur de la transat, un dépôt de la grande surface Carrefour et plus d’une trentaine de magasins étaient pillés et pour certains incendiés. Ces désordres organisés ont justifié la demande au Préfet par les forces de police locale débordées de l’envoie en renfort d’un escadron de CRS. (7)
1.3 Les choix stratégiques de ladite « armée du ruban rouge »
Parler comme le font les médias et l’administration préfectorale de « violence, de pillage et de déprédation en marge du mouvement » est une grave erreur de lecture. La violence, le pillage et les déprédations sont en réalité au cœur de cette parodie de révolte : pour mobiliser les voyous il faut, en effet, leur donner la garantie d’y trouver leur compte. C’était cela le contrat, comme en 2020 et 2021 avec les syndicats antivaccins et anti passe sanitaire. La nouveauté est que le modèle était cette fois un mixte des gangs haïtiens (intimider et terroriser pour imposer ses règles), des dealers des banlieues (jeter le discrédit sur la justice et la police pour les interdire de territoire) et des islamistes : rhétorique de l’inversion et bouclier humain (enfants, mamies et papy dans les manifestations pour se victimiser et gagner l’opinion). La dénomination « armée du ruban rouge » n’est d’ailleurs pas fortuite, de même les vox d’intimidation et de menace sur les réseaux sociaux. L’autre composante de la stratégie c’est la maitrise de la communication au moyen des réseaux sociaux en particulier Tik Tok et des relais médiatiques et politiques, les « idiots utiles ».
Le dernier élément, tactique cette fois, était le choix du lieu. Pourquoi Sainte Thérèse ? Parce, d’abord, il y avait là de quoi contenter en vol et pillage les voyous, ensuite parce qu’ils connaissaient bien la topographie du terrain et des quartiers avoisinants (Volga, Canal Alaric, TSF, Dillon, Renéville, Morne Calebasse, Montgérald, Château Bœuf…) puisqu’ils y habitent et peuvent se replier facilement.
2. LES ENSEIGNEMENTS
Nous sommes à la fin d’une première séquence :
1/ les voyous ont eu, semble-t-il leur dû. Pas la peine de prendre des risques face à l’escadron de CRS qui vient de débarquer. Ceux qui ne sont pas tout à fait satisfait vont éventuellement tenter une nouvelle razzia là où on ne les attend pas forcément ;
2/ face au risque que les avancées pour le peuple se fassent sans eux le chef et ses lieutenants se sont faits repêchés par le Président de l’exécutif de la CTM et grâce à son onction ont réussi à se placer, et avoir la visibilité qu’ils ambitionnaient. Ils ont été contraint pour cela d’accepter la négociation sur les bases des propositions des réunions précédentes qu’ils avaient boycottées pour des motifs futiles, et d’admettre la présence du préfet . Et puisqu’ils étaient désormais des obligés du Président de l’exécutif de la CTM ils s’en sont fait les laudateurs zélés.
On aura noté encore une fois ce paradoxe : c’est le Préfet et la police honnis qui protégeaient le peuple tandis que ceux qui prétendaient défendre ses intérêts l’agressaient.
Mon point de vue, en conclusion, est que tout se passe, et cela depuis les troubles anti passe sanitaire et anti vaccin de 2020-2021, comme si les politiques et les syndicats qui échouant à mobiliser les martiniquais semblent de plus en plus, de manière inavouable, considérer les confédérations de voyous comme une force sociale susceptible de contribuer au changement.
Ils pensent donc pouvoir les instrumentaliser. On peut ainsi dire que la séquence qui vient de se dérouler a été une sorte de délégation des politiques et des syndicats aux voyous pour conduire une lutte sociale.
Le défilé sur l’avenue de Sainte Thérèse ( septembre 2019), entrée principale de la ville, de plus d’une centaine de motards avec de grosses cylindrées, bardés de chaine d’or avec à leur tête un rappeur vedette au nom évocateur, drapeau rouge, vert, noir en main, était une préfiguration de cette abdication des politiques et des syndicalistes face aux voyous. C’est une dérive politique et syndicale, une faute grave d’appréciation. Le danger à terme en Martinique est celui d’aboutir à une situation proche de celle que subit aujourd’hui Haïti et certaines banlieues de l’hexagone ou encore certaines villes et quartiers du Mexique.
Fort-de France le 28/09/2024
Marie Laurence DELOR
NOTES
(1) L’inflation ou la cherté de la vie est un une des principales causes de l’étiolement du pouvoir d’achat. Celle-ci ne se réduit pas pour autant à cela. Elle est structurellement liée au néolibéralisme. Voir aussi https://www.economie.gouv.fr/facileco/pouvoir-achat-definition#:~:text=Le%20pouvoir%20d’achat%20correspond,et%20l’évolution%20des%20prix.
(2) (Dictionnaire Le Robert
(3) Le rouge, le vert et le noir sont les couleurs du drapeau d’une Martinique indépendante proposé par les jeunes intellectuels révolutionnaires des années 1960-1970. Imposé par l’actuel Président de l’exécutif de la CTM ce drapeau mal vécu par la majorité des martiniquais est maintenant brandi dans par les voyous pour légitimer leurs exactions en bandes organisées. Voir aussi : https://www.madinin-art.net/apres-limposture-du-drapeau-et-les-outre-mer-aux-avant-postes/
https://www.madinin-art.net/breves-consideration-sur-la-notion-de-tradition/
https://www.madinin-art.net/en-ces-temps-obscurs/
https://www.madinin-art.net/l-enfer-ce-nest-pas-forcement-les-autres/
(4) La Banque alimentaire, la Croix rouge, le secours catholique, le secours protestant, les associations familiales et bien d’autres qui agissent ponctuellement comme les « clubs service ».
(6) nous recommandons l’article « vie chère :Macron doit baisser les prix » (Justice, n° 36 5 :09 :2024) de Michel BRANCHI qui a le mérite de poser le problème dans sa globalité et surtout dans la perspective d’avancées effectives pour les martiniquais, notamment les plus défavorisés.
7) Les CRS n’ont jamais tué personne en Martinique |