Par Selim Lander. Il est à peine nécessaire de parler ici de Victor Hugo, mon amour, le spectacle d’Anthéa Sogno, qui en est à plus de cinq cents représentations et qui a reçu un accueil enthousiaste de la critique. Néanmoins, au cas où certains amateurs martiniquais du théâtre n’auraient pas encore pris leurs places, ce billet pourra peut-être les convaincre de se précipiter. Car il serait dommage qu’ils ratent un grand moment de bonheur.
Le Théâtre de Fort-de-France a organisé sa saison 2012-2013 autour de Victor Hugo. Entre Marie Tudor en janvier et une adaptation des Misérables en avril, voici donc Victor Hugo, mon amour, un spectacle centré autour de la figure de Juliette Drouet, comme le titre le laisse présager. On ne connaît pas suffisamment Juliette Drouet, née Julienne Gauvain, comédienne qui n’eut guère de succès sur les planches, mais qui trouvera le rôle de sa vie comme compagne de la main gauche du grand homme, pendant un demi-siècle. Une compagne souvent délaissée, comme en témoignent les dix-huit mille lettres qu’elle a écrites à son amant. Le choix des lettres qui constituent la trame du spectacle est-il orienté ? Il en ressort en tout cas que le grand poète se montre plutôt prosateur dans les billets qu’il adresse à sa maîtresse (souvent pour s’excuser de ne pas lui rendre visite), tandis que celle-ci déborde au contraire de lyrisme.
Les lecteurs habituels de notre chronique théâtrale n’ignorent pas que nous ne sommes pas un chaud partisan des spectacles bâtis à partir d’un roman, de poèmes ou d’une correspondance. Il y a toujours, heureusement, des exceptions qu’il convient de saluer : Victor Hugo, mon amour en est une. D’abord, parce que, à défaut d’une progression dramatique, ce spectacle se rapproche de très près de ce qu’il convient d’appeler une « pièce de théâtre », avec deux personnages qui ne se contentent pas de dialoguer mais dont l’humeur change au gré des circonstances : passion, agacement, colère, dévouement, tendresse, telles sont quelques-unes des figures de l’amour qui défilent sous nos yeux. Ensuite, parce que ces personnages-là nous intéressent d’emblée : qui n’a pas envie de rentrer dans l’intimité du « plus grand poète de la langue française » et de connaître celle qui fut sa compagne pendant tant d’années ? Et puis il y a le plaisir de réentendre des vers de Victor Hugo que l’on connaît par cœur (comme le poème qu’il écrivit après la mort de sa fille Léopoldine : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai… ») ou un passage de Marie Tudor (puisqu’il nous a été donné de voir la pièce récemment).
Le théâtre moderne fait souvent fi du « décorum », un plateau nu lui suffit. Ce parti pris ascétique peut donner des résultats intéressants ; en l’occurrence il eût été infiniment dommage de nous priver de la vue de Juliette dans des robes d’époque et dans le décor évocateur d’un appartement bourgeois du XIXe siècle. La mise en scène est signée Jacques Décombe qui a l’habitude de proposer des spectacles enlevés où domine la bonne humeur. Et ses comédiens sont au rendez-vous. Sacha Petronijevic se montre ici bien plus inspiré que dans Marie-Tudor, où il interprétait Renard. C’est néanmoins Anthéa Sogno, dans le rôle de Juliette, à qui l’on doit d’abord la réussite de ce spectacle. Même si l’expression est trop galvaudée, la comédienne apparaît véritablement « habitée par son rôle » : elle est Juliette dans tous ses états successifs, qui ne cesse pourtant de vouloir exister non comme une simple maîtresse mais comme la collaboratrice unique, capable d’initiative salvatrice lorsque l’Histoire l’exige.
Au Théâtre de Fort-de-France, du 13 au 16 mars 2013.