— Par Djamila Farah —
« Médam mésyé la sosyété byin asizé, mi di azot bonswar, mé mi anbras pa zot. Zot i koné akoz ? Sak i koné atann pou di, sak i koné pa, atann ma di. »
Ainsi débutait, à la Terrasse de Tropiques Atrium, la pièce de Sully Andoche et Barbara Robert, interprétée et mise en scène par Didier Ibao et Valérie Cros.
S’il faut reconnaître la valeur mémorielle et pédagogique de ce texte qui s’adapterait davantage à un public scolaire, on ne peut passer sous silence la démarche originale de la Konpani Ibao de la Réunion. Valérie Cros et Didier Ibao réinventent l’art de la mise en scène créole. Ils montrent que les metteurs en scène d’Outre-Mer peuvent se passer de tout péplum en se concentrant davantage sur une scénographie minimaliste. Ils ont su se contenter d’un décor qui peut se ranger dans le coffre d’une voiture. Quand on espère faire rencontrer le théâtre au plus grand nombre, il faut savoir boucler son sac.
Le texte accessible à tous (petits et grands) crée d’abord du lien intergénérationnel. Ensuite, il réussit à transformer l’histoire de poilus réunionnais en un récit construit qui capte l’attention du spectateur dès les premiers mots, le tient en haleine jusqu’à la fin en faisant vivre à son héros, Victoire Magloire, des aventures passionnantes. Là ou d’’autres auraient préféré un propos plus intellectualiste, c’est cet art de la dramaturgie qui aura su toucher certains autres. Ne vient-on pas aussi au théâtre pour se divertir ?
Découvrir le personnage de Victoire Magloire et identifier les critères de recrutement retenus par l’armée sont non seulement ubuesques mais surtout satiriques. Le registre comique associé au tragique fait passer la pilule des horreurs de la guerre tout en poussant le public à un retour sur soi. De même, la notion de diglossie présente sur les Territoires d’Outre- Mer est largement exploitée. Le créole réunionnais tel qu’il est employé dans cette pièce participe à sa richesse et à la diversité culturelle dont la France se veut garante.
On jubile devant les échanges les plus ordinaires de Waro et de Rolande, les anachronismes et les passages fantastiques. Toujours juste et remarquablement interprété, le spectacle se déroule tout autant autour qu’avec le public et nous brosse le portrait de plusieurs personnages drôles et touchants. Ils sont futés et mettent le public au pas pour en faire un bon petit soldat. La scénographie, la position bi frontale qui n’est pas sans rappeler les tranchées, l’espace de jeu qui brise le quatrième mur les jeux de lumières (parfois tamisées), permet l’interaction dynamique avec le public qui se prend lui-même au jeu et se met lui aussi à lancer des grenades.
Toutefois, la réaction n’est pas du tout la même selon le public qui, lorsqu’il se retrouve impliqué dans un peloton d’exécution, contraint et forcé d’exécuter un autre soldat, refuse d’obtempérer. Là se posent les questions liées à la conscience et à la survie : Que faut-il faire ? Tirer ou ne pas tirer ? Ce fut l’un des plus grands dilemmes des soldats. D’autres problématiques sont soulevées dans cette pièce : un soldat peut- il traverser la guerre sans que cela ne produise chez lui des troubles psychologiques ?
Le spectacle s’achève par une version créole du poème « Le dormeur du val» d’Arthur Rimbaud, une adaptation du conteur réuonnais, Sully Andoche (2015). Ce sonnet accentue l’horreur de la guerre et fait découvrir le spectacle de la mort de Victoire Magloire mort sous les drapeaux. Le fait qu’il soit mis en voix par Rolande, devenue veuve, transforme l’indignation et la colère partagées en une immense tristesse qui touche le spectateur et crée chez lui de l’empathie le poussant jusqu‘aux larmes.
Avec Victoire Magloire, la Konpani Ibao rend de la plus belle des manières hommage aux anciens poilus d’ici ou d’ailleurs pris, comme Victoire Magloire, dans l’absurdité de la guerre.
Un théâtre créole contemporain pour un pan de l’histoire Antillaise et une alchimie tout aussi réussie !
Nous regrettons l’absence des scolaires et des anciens combattants à cette représentation.
Martinique, le 19/05/2018
Djamila Farah