La recolonisation de l’Afrique n’est -t-elle pas déjà virtuellement en marche ?
— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La question de la recolonisation de l’Afrique est aujourd’hui plus pressante que jamais. Alors que le monde est en pleine reconfiguration géopolitique, le continent africain se retrouve au centre d’une compétition intense entre puissances économiques et militaires, menaçant son autonomie économique et sa souveraineté politique . Loin d’être un simple vestige du passé, le phénomène colonial semble renaître sous une forme plus insidieuse, marquée par une dépendance économique accrue, un contrôle des ressources stratégiques et une ingérence politique déguisée en coopération internationale. L’Afrique, malgré son immense potentiel, peine à s’extraire de ce cycle d’exploitation, alors même que de nouvelles dynamiques mondiales se mettent en place.
Le continent fait face à une accumulation de défis qui entravent son développement. L’extrême pauvreté y reste endémique, touchant entre 50 et 75 % de la population. Les inégalités économiques, sociales et infrastructurelles persistent, alimentées par une instabilité politique chronique. La dépendance aux exportations de matières premières limite sa capacité à diversifier son économie et à créer une industrie compétitive. Le changement climatique aggrave encore cette vulnérabilité : sécheresses, inondations, déforestation et dégradation des sols menacent l’agriculture, principale source de subsistance pour des millions de personnes. Avec une perte de 2 à 5 % du PIB et des coûts d’adaptation pouvant atteindre 50 milliards de dollars par an, l’impact climatique devient une véritable entrave à la prospérité africaine.
À ces difficultés s’ajoute une explosion démographique sans précédent. D’ici 2050, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants, soit plus d’un quart de la population mondiale. Une telle croissance, si elle n’est pas accompagnée d’un développement économique soutenu, risque d’exacerber la pauvreté, d’accentuer la pression sur les ressources naturelles et d’alimenter de nouvelles tensions sociales. Le manque d’infrastructures et d’opportunités économiques renforce les flux migratoires, contribuant à la fuite des cerveaux et privant le continent de forces vives essentielles à son avenir.
Dans ce contexte, les grandes puissances mondiales ont réorienté leur stratégie envers l’Afrique. Loin de l’idéalisme humanitaire affiché par les anciennes puissances coloniales, la coopération internationale s’inscrit désormais dans une logique pragmatique où chaque intervention sert des intérêts économiques et géopolitiques précis. La réduction progressive de l’aide occidentale illustre ce changement de paradigme. Donald Trump, en annonçant la suspension de l’aide extérieure américaine, a donné le ton d’une nouvelle ère où la priorité est donnée à la protection des intérêts nationaux. Le Royaume-Uni, la France et d’autres pays occidentaux ont suivi le mouvement, justifiant la baisse de leur assistance par des impératifs budgétaires et sécuritaires. Le recentrage sur les enjeux militaires et économiques relègue ainsi l’Afrique au second plan, accentuant la précarité des populations qui dépendaient de ces financements.
Cependant, cette réduction de l’aide occidentale n’a pas pour autant libéré l’Afrique de son état de dépendance. Au contraire, elle a ouvert la voie à d’autres formes de domination, incarnées par des acteurs émergents comme la Chine et la Russie. Pékin, à travers son initiative des Nouvelles Routes de la Soie, investit massivement en Afrique, construisant infrastructures et réseaux en échange d’un accès privilégié aux ressources naturelles. Cette stratégie transactionnelle, bien que différente des approches paternalistes occidentales, repose néanmoins sur une asymétrie de pouvoir qui maintient le continent dans une position de subordination économique. Moscou, quant à elle, privilégie une présence militaire et sécuritaire accrue, via des sociétés comme le groupe Wagner, qui profitent du vide laissé par le désengagement occidental pour asseoir leur influence.
Le retour de cette logique impérialiste n’est pas un hasard, mais la conséquence d’une redéfinition des rapports de force internationaux. L’avènement de la quatrième révolution industrielle, marquée par l’essor de l’intelligence artificielle, de la robotisation et du numérique, a exacerbé la compétition pour le contrôle des ressources stratégiques. Les matières premières africaines – cobalt, lithium, terres rares – sont devenues essentielles aux nouvelles technologies et aux industries de pointe. La maîtrise de ces ressources est désormais un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales, qui n’hésitent pas à utiliser des moyens coercitifs pour sécuriser leur accès. Derrière le discours sur la coopération et le développement durable, se cache une course effrénée à l’appropriation des richesses africaines, rappelant les logiques d’exploitation coloniale du passé.L’avènement des nouvelles technologies constitue une révolution dont les effets transformeront radicalement les modes de production et les dynamiques économiques mondiales. Intelligence artificielle, apprentissage automatique, robotique, mégadonnées et interconnexion des réseaux redessinent les contours de la compétitivité et de la croissance. Toutefois, alors que les pays développés en tirent des bénéfices exponentiels, les économies émergentes et en développement, en particulier celles du continent africain, risquent d’être reléguées à la périphérie du progrès technologique. Cette asymétrie croissante pose un défi fondamental : les nouvelles technologies creusent un écart déjà préoccupant entre le Nord et le Sud, exacerbant les inégalités et compromettant les perspectives de développement des nations les moins avancées. L’un des constats les plus alarmants est que la technologie tend à renforcer la position des pays qui disposent déjà d’un avantage concurrentiel. Les nations du Nord, par leurs investissements massifs en recherche et développement, leur maîtrise de l’intelligence artificielle et de la robotique, ainsi que leur avance dans l’automatisation des processus industriels, consolident leur domination économique. Grâce à ces avancées, elles augmentent leur productivité, réduisent leurs coûts de production et deviennent encore plus compétitives sur le marché mondial. Parallèlement, elles captent une part croissante des investissements internationaux, attirant les capitaux vers des économies où les infrastructures technologiques sont déjà en place, laissant ainsi peu d’opportunités aux pays en développement pour combler leur retard. Cette dynamique compromet sérieusement les perspectives d’industrialisation de l’Afrique et d’autres régions du Sud. Autrefois, la main-d’œuvre abondante et bon marché de ces pays leur permettait d’attirer des investissements dans des industries manufacturières. Aujourd’hui, avec l’automatisation croissante, les multinationales privilégient les usines ultra-robotisées situées dans les pays développés, réduisant ainsi la nécessité de délocaliser vers des régions à bas coût de main-d’œuvre. L’industrie 4.0, fondée sur la robotisation et l’intelligence artificielle, rebat les cartes du commerce international et prive de nombreux pays en développement d’une trajectoire classique de croissance par l’industrialisation.
L’un des défis majeurs pour ces nations réside dans leur dépendance technologique accrue. Faute d’investissements significatifs dans la recherche et le développement, elles se retrouvent contraintes d’importer des technologies plutôt que de les produire. Cette dépendance les place en position de faiblesse face aux grandes puissances économiques, qui contrôlent non seulement les brevets, mais aussi les infrastructures nécessaires à l’essor des nouvelles technologies. En Afrique, les faibles investissements en intelligence artificielle et en robotique réduisent encore davantage la capacité du continent à rattraper son retard. De plus, le déficit en infrastructures numériques, l’accès limité à une connexion Internet de qualité et le manque de formation aux compétences technologiques freinent considérablement l’adoption et l’appropriation des innovations. Ce retard technologique s’autoalimente dans un cercle vicieux qui pourrait s’avérer irrémédiable. Tandis que les pays avancés continuent d’accélérer leurs progrès, les nations les moins développées peinent à suivre, faute de ressources et de capacités d’innovation. Cette dynamique rappelle certains aspects du colonialisme économique du passé. Sous l’ère coloniale, les règles du pacte colonial empêchaient les colonies de développer leurs propres industries et les cantonnaient à des rôles de fournisseurs de matières premières. Aujourd’hui, le monde numérique reproduit ce schéma sous une forme différente : les pays du Sud, faute d’infrastructures et de compétences suffisantes, sont condamnés à n’être que des consommateurs de technologies produites ailleurs, renforçant leur dépendance vis-à-vis des grandes puissances technologiques.
Les conséquences de cette fracture numérique sont multiples et profondes. Tout d’abord, elle entraîne la disparition progressive des emplois traditionnels, notamment dans les secteurs agricoles et industriels, sans offrir en contrepartie des alternatives viables. Contrairement aux économies avancées, où l’automatisation s’accompagne souvent d’une montée en compétence des travailleurs, les pays africains, où une large partie de la population occupe des emplois à faible qualification, risquent de subir de plein fouet les effets destructeurs des nouvelles technologies sur l’emploi. La reconversion des travailleurs devient un défi majeur, d’autant plus que les systèmes éducatifs et de formation professionnelle sont encore peu adaptés aux exigences du numérique.
Ensuite, le retard technologique réduit les opportunités d’intégration des pays en développement dans les chaînes de valeur mondiales. Dans un monde de plus en plus dominé par les données et l’intelligence artificielle, la possession et l’exploitation de ces ressources deviennent des facteurs déterminants de puissance économique. Or, les pays africains, qui ne disposent ni des infrastructures ni des capacités pour collecter et valoriser les données massivement, se retrouvent en position de faiblesse face aux géants du numérique basés aux États-Unis, en Chine ou en Europe. Ces grandes puissances contrôlent les plateformes numériques, les algorithmes d’intelligence artificielle et les réseaux de distribution technologique, plaçant les nations en développement dans une situation de dépendance accrue.
Si aucune action majeure n’est entreprise, l’écart technologique risque de se transformer en gouffre économique et social. Il est urgent que les dirigeants des pays en développement prennent des mesures décisives pour inverser cette tendance. L’investissement dans l’éducation et la formation aux compétences numériques est une priorité absolue pour permettre aux populations d’être actrices de cette transformation technologique, et non victimes de celle-ci. Le renforcement des infrastructures numériques, l’encouragement à l’innovation locale et la mise en place de politiques industrielles favorisant le développement technologique sont autant de leviers indispensables pour éviter une marginalisation accrue sur la scène mondiale. Au-delà des actions individuelles des pays, une réflexion collective s’impose également à l’échelle internationale. La concentration du pouvoir technologique entre les mains d’un petit nombre de pays pose une question éthique et économique fondamentale : comment garantir un développement plus équitable et inclusif des nouvelles technologies ? Les institutions internationales, telles que le FMI, la Banque mondiale et l’ONU, doivent jouer un rôle clé pour favoriser des politiques de transfert technologique, de partage des connaissances et d’accès équitable aux infrastructures numériques. La coopération entre États, le soutien à l’entrepreneuriat technologique en Afrique et la promotion d’une gouvernance mondiale des nouvelles technologies pourraient constituer des solutions pour réduire les fractures grandissantes.
Le défi technologique est donc bien plus qu’une question économique ; il est une question de justice sociale et de souveraineté pour les nations en développement. Si rien n’est fait, ces pays risquent de rester enfermés dans un modèle de dépendance qui rappelle, sous une autre forme, les logiques de domination du passé. L’histoire a montré que le progrès technologique peut être un formidable moteur de développement, à condition que son accès soit démocratisé et que les opportunités qu’il génère soient partagées de manière plus équitable. L’avenir du monde numérique doit être pensé non pas comme un terrain de compétition inégale, mais comme un espace de coopération où chaque pays, quelle que soit sa position actuelle, puisse trouver sa place et bâtir son propre destin.
La situation actuelle soulève une question fondamentale : l’Afrique est-elle en train de vivre une nouvelle forme de colonisation ? Si les méthodes ont changé, les mécanismes de domination restent similaires. L’ingérence économique, la dépendance aux capitaux étrangers et le pillage des ressources continuent de contraindre les États africains à un rôle subalterne dans l’économie mondiale. Les décisions stratégiques qui façonnent leur avenir sont souvent prises en dehors du continent, sans véritable prise en compte des besoins et des aspirations des populations locales.
Face à cette réalité, les États africains doivent impérativement repenser leur modèle de développement. L’émancipation passe par une diversification économique, un renforcement des infrastructures locales et une montée en compétence technologique. La consolidation des institutions politiques et la lutte contre la corruption sont également essentielles pour garantir une gouvernance stable et souveraine. Le continent doit cesser d’être un terrain de jeu pour les ambitions étrangères et s’affirmer comme un acteur central des nouvelles dynamiques économiques mondiales.
Dans un monde en mutation, où les rapports de force évoluent sans cesse, l’Afrique ne peut plus se permettre d’être spectatrice de son propre destin. La recolonisation, sous sa forme contemporaine, est bien en marche, mais elle n’est pas une fatalité. C’est en affirmant son autonomie économique, en développant des alliances stratégiques équilibrées et en valorisant ses propres ressources minières et humaines que l’Afrique pourra véritablement s’émanciper et imposer sa place sur l’échiquier mondial.
Jean-Marie Nol, économiste