— Par Roland Tell —
Suivant la parole ecclésiastique du Pape François, les homélies du dimanche 14 Janvier se rapportaient à la fuite actuelle des hommes et des femmes, victimes des guerres menées en Afrique et au Moyen-Orient, et par conséquent à leur accueil dans des communautés chrétiennes, pour l’honneur de Dieu.
« Vous connaissez la vie des étrangers, vous qui avez été vous-mêmes étrangers en Egypte. » (Ex 23,9)
Un tel souvenir, rappelé dans l’Ancien Testament, n’est-il pas le repère permanent de l’identité chrétienne ? La Bible n’est-elle pas, pour l’essentiel, une histoire de peuples qui se mettent en route, et quittent leur pays, à la recherche de logis, de pain, de protection, errant, et revenant chez eux ? N’est-ce pas là la base même d’une théologie de la libération ? – libération de l’oppression de la guerre, du terrorisme, de la famine, mais aussi promesse d’avoir enfin une patrie ?
« Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir d’Égypte, de la maison d’esclavage ! »
Quelle importance accorde-t-on aujourd’hui à une telle éthique, qui demande de ne pas percevoir les étrangers comme une menace pour l’identité nationale ? Le catéchisme chrétien des temps modernes prône-t-il le respect du droit des étrangers, comme autrefois les recueils juridiques de l’Ancien Testament ? Qu’est devenu alors le précepte du Livre de l’Alliance : » Tu n’exploiteras, ni n’opprimeras l’étranger..?
Un tel commandement est-il toujours d’actualité ? Certes, l’hospitalité ici ou là aux migrants d’aujourd’hui constitue une sorte de compensation à justification religieuse, puisque c’est de la bonté de Dieu que naît un tel droit. « Tu te souviendras que tu étais esclave en Égypte, et que le Seigneur ton Dieu t’en a racheté. C’est pourquoi je t’ordonne de mettre en pratique cette parole ! » Ainsi l’action de Dieu et l’action de l’homme se trouvent confondues ! Car les étrangers ne peuvent rester sans amour. « L’étranger, qui réside avec vous, sera pour vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même ! » (Lv 19,33). Mais est-ce là l’amour du prochain ? Y-a-t-il abolition de toute différence entre citoyens et étrangers ?
A cet égard, les familles chrétiennes d’accueil, en France ou ailleurs, enrichies qu’elles sont des lumières de la foi, doivent avoir en esprit la parabole des dix vierges. Rappelons-nous : sorties à la rencontre de l’Époux, cinq d’entre elles, fort avisées, avaient pris, avec leurs lampes, de l’huile dans des vases. Les cinq autres, plus étourdies, n’avaient pas pris d’huile avec elles. Certes, toutes avaient gardé la virginité, toutes avaient jusqu’ici accompli de bonnes œuvres. Mais l’important, en tant que chrétiens, c’est que toute action doit s’accomplir uniquement en vue de l’honneur de Dieu, et son amour par-dessus toutes choses ! La foi chrétienne n’est-elle pas, ici-bas, commencement de la vie éternelle ? En y adhérant, c’est l’intimité même de Dieu, qu’on atteint sans la voir, par tous moyens de transmission, langage, communication, actions de grâce, prières, consécrations, afin d’atteindre la réalité divine, l’intimité de Dieu. Certes, du fait de l’accueil même du migrant, la déité est atteinte, sans être vue, mais crue – connaissance révélée ! Pour mémoire, et par exemple, seules les cinq vierges avisées, toutes lampes allumées, purent entrer avec l’Epoux dans la salle de noces ! Les cinq autres, à la recherche d’huile, allaient payer ce contretemps par la répudiation. Elles n’avaient pas rapporté à Dieu la joie qu’elles en retiraient. Aussi furent-elles exclues du Ciel !
Nos familles chrétiennes d’aujourd’hui se réjouissent-elles du fait que l’accueil des migrants est pour la gloire de Dieu seul ? Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elles parlent le langage de la foi, pour être entendues de lui ? Ces moyens de transmission de la divine vérité n’ont rien à voir avec la condition de citoyenneté. Le lien interne de la communauté de solidarité, au sein des Églises chrétiennes, est d’une tout autre nature. N’est-ce pas qu’il faut apprendre à voir avec un regard neuf ce qui est étranger ? Celui qui n’est pas prêt à rencontrer l’étranger n’a aucune chance de progresser lui-même. L’engagement chrétien requis, c’est la tolérance. D’où la nécessité de « mondes intermédiaires » sur le chemin de l’intégration civique et sociale – tolérance productive, donc, faiseuse de paix civile. D’ailleurs, les Églises chrétiennes ne jouent-elles pas, en plus, le rôle d’avocates ? A cet égard, elles s’avèrent capables de penser l’intégration sociale, de manière communicative, de se laisser concerner par l’autre, en tant qu’autre, et n’est-ce pas que toute l’histoire du christianisme révèle, du point de vue moderne, que la société multiculturelle est une évidence pour demain, qu’enfin l’histoire même du christianisme est également une histoire de migration ?
Mais revenons sur terre, sur la terre humaine, même si « nous y sommes étrangers et voyageurs » (He 11,13). N’est-ce pas la terre humaine, qui doit justifier, en dernière instance, une attitude éthique d’accueil et d’ouverture à l’égard des migrants, quels qu’ils soient ? Précisément, à cause de son destin européen, la France n’échappe pas au défi que les migrations nouvelles posent à l’Europe. Faut-il avancer l’idée d’une nouvelle éthique des frontières ? De nouvelles synthèses culturelles sont-elles possibles au sein des sociétés technocratiques et bureaucratiques de masse, à l’informatisation aveugle, à l’universalité violente ? Les migrations, telles que considérées par les États, prennent une dimension macro-structurelle, avec des symboliques voilées d’invasion, de menace, de mises à l’épreuve civiques et politiques, d’effets pervers, de récupérations idéologiques et partisanes, de tensions raciales.
Les migrations d’aujourd’hui en France appellent elles-mêmes une migration profonde de la conscience nationale vers l’altérité, l’accueil d’autrui, la responsabilité, l’identité. Le chrétien, qui a pour patrie le Ciel, selon l’Épître à Diogène, se donne, pour fondement éthique, le respect inconditionnel de l’autre. Mais est-ce bien le cas, dans l’habit ordinaire de la citoyenneté française ? La dynamique transformatrice attendue dans les opinions, ou dans les votes, n’est pas de mise, les habitudes et les comportements ne changent guère, puisqu’on ne peut dénier à l’État sa pleine souveraineté, s’agissant du sort réservé aux migrants, et de leur statut juridique.
C’est pourquoi il faut plaider pour qu’un droit européen de l’immigration remplisse au minimum les règles éthiques indispensables, notamment par délibération et décision de l’ensemble de la Commission Européenne. Les droits des immigrés doivent être pleinement assurés. C’est pourquoi les communautés chrétiennes de France nous rappellent que l’Ancien Testament contient les formulations les plus claires sur la juste place des étrangers, car, dans la proximité de Dieu, il n’y a pas de différences entre les hommes. Aussi importe-t-il de comprendre l’identité, non comme un donné objectif, mais comme un projet à refonder sans cesse, dans les conditions juridiques de l’ordre politique, en se référant donc aux droits civiques, et à la pluralité des orientations culturelles. En France, et ailleurs, les Églises chrétiennes continueront de veiller et d’agir contre l’étroitesse d’esprit nationaliste, pour faire reconnaître le droit d’asile, le dialogue interculturel, en vue de l’unité fondamentale du genre humain.
ROLAND TELL
,Photo: Illustration: Christian Tiffet Culture d’accueil et cultures immigrées