— Par Maurice Ulrich —
Avec près de cinquante toiles, le Musée d’Orsay, à Paris, propose la plus importante exposition consacrée au peintre (1853-1890) depuis 1947, avec les textes foudroyants et flamboyants du poète sur « le suicidé de la société ».
Antonin Artaud a cinquante ans en 1946, quand assisté de ses amis Arthur Adamov, Jean Paulhan, il sort de l’hôpital psychiatrique de Rodez où il a été interné durant trois ans, subissant des dizaines d’électrochocs. L’auteur du Théâtre et son double, l’acteur au beau visage ravagé, qui fut le Napoléon d’Abel Gance, a déjà passé neuf ans de sa vie dans divers établissements, dans la proximité de la folie. Mais s’il délire, il écrit, il dessine et peut dire « mes dessins ne sont pas des dessins, mais des documents. Il faut les regarder et comprendre ce qu’il y a dedans ». En 1947, il est revenu à une vie « normale » et refuse d’être de nouveau interné, mais il n’en est pas moins en grande souffrance psychique. L’éditeur Pierre Loeb lui a déjà proposé d’écrire un livre sur Van Gogh. Il n’a pas donné suite. Pierre Loeb ne renonce pas et allume la mèche d’une véritable explosion intellectuelle quelque temps plus tard en lui faisant passer un extrait du livre d’un psychiatre, François-Joachim Beer, censé faire le tableau de la folie du peintre. Il a touché juste. Artaud se lance aussitôt, dopé par la colère, dans l’écriture de ce qui deviendra peut-être son texte le plus célèbre, Van Gogh, le suicidé de la société, et son propos est alors d’une tranchante lucidité. « C’est ainsi, écrit-il, que la société a fait étrangler dans ses asiles tous ceux dont elle a voulu se débarrasser ou se défendre, comme ayant refusé de se rendre complice avec elle de certaines hautes saletés. » On comprend bien de ce point de vue à quel point Artaud a pu intéresser aussi bien la philosophie (Deleuze, Foucault), que les courants de l’antipsychiatrie (Laing, Cooper, Basaglia), dans les années 1970 et que ces questions restent d’actualité. Artaud, lui, va se retrouver dans les ciels étoilés de Van Gogh, le vol lourd des corbeaux dans l’or des blés…
Un regard brûlant
D’où la très belle idée du Musée d’Orsay, à Paris, d’une nouvelle expo consacrée à Van Gogh avec, sur les œuvres présentées, le regard brûlant d’Antonin Artaud. Dans le même temps, il est impératif de dire que cette expo est une très grande expo Van Gogh, la plus importante en France depuis 1947, avec 12 tableaux venant certes d’Orsay même, mais 35 de l’étranger ou de collections privées. C’est un véritable événement. Le directeur d’Orsay, Guy Cogeval, le rappelle simplement. Réunir autant de toiles du peintre le plus cher du monde avec Picasso – on se souvient que Van Gogh n’avait vendu qu’une toile de son vivant – relève de l’exploit. Pour le public, c’est évidemment une occasion unique d’entrer dans la matière, dans la pâte de celui qui, avec ses tourments, avec l’alcool, avec parfois ses délires, comme avec une réflexion profonde et d’une extrême clarté sur la peinture, la couleur, fut, selon les mots d’Artaud, « rien que peintre Van Gogh, et pas plus, pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychurgie ou de liturgie, pas d’histoire de littérature ou de poésie (…), mais (…) pour comprendre un orage en nature, un ciel orageux, une plaine en nature, on ne pourra pas ne plus revenir à Van Gogh ».
Jusqu’au 6 juillet. Catalogue édité par Skira, avec les dessins d’Antonin Artaud. 210 pages. 39 euros.
Maurice Ulrich
http://www.humanite.fr/culture/van-gogh-dans-l-oeil-d-artaud-562584