Par Michel Herland – Faut-il le rappeler ? La Martinique n’a pas d’immenses richesses à exploiter en dehors de la solidarité nationale. On a vite fait le tour en effet de nos ressources propres : l’agriculture et la pêche ne représentent qu’environ 2 % du produit intérieur brut, dont 0,2 % pour la pêche et à peu près autant pour la filière canne (y compris le rhum). Les bananes constituent la quasi-totalité de nos exportations agricoles et l’on sait que, sans le soutien financier dont il bénéficie, ce secteur aurait déjà disparu. L’industrie (5 % du PIB) n’a pas d’avenir, en Martinique, au-delà de ce qui existe déjà : des produits alimentaires, pour l’essentiel, destinés au marché local à partir d’inputs le plus souvent importés. Les BTP, le commerce et les services en général occupent une part démesurée dans le PIB, ce qui correspond moins à la situation d’une économie moderne qu’à celle d’une « économie de consommation sans production », selon la formule consacrée. Il y a cependant un secteur qui ne représente aujourd’hui qu’une fraction dérisoire du PIB (3 %), à savoir le tourisme. Nul ne niera que la Martinique dispose à cet égard de précieux atouts et qu’elle pourrait augmenter notablement sa fréquentation, non pas certes en visant une clientèle tout azimut, mais, sans nul doute, celle de la France métropolitaine et des pays francophones (Canada, Belgique, Suisse) qui est dotée d’un pouvoir d’achat suffisant pour supporter des coûts inévitablement plus élevés chez nous que dans d’autres destinations. Et l’on ne doit évidemment pas oublier la clientèle des bateaux de croisière qui est tombée à un niveau inacceptable.
Quels sont ces atouts ? Il y a évidemment, en premier lieu, notre patrimoine naturel. Nous avons déjà attiré l’attention ici, et à plusieurs reprises, sur nos insuffisances à cet égard, quand nous nous comparons à d’autres régions développées très semblables à la nôtre, qui savent bien, elles, valoriser leur patrimoine naturel (1). Mais nous avons également un patrimoine historique que nos édiles ont traité jusqu’ici avec une négligence non moins coupable. Car enfin, qui est responsable de nos insuffisances (pour ne pas dire plus) sinon le personnel politique que nous avons mandaté pour assurer notre prospérité et celle de notre descendance ? Les initiatives individuelles sont évidemment précieuses et on aura garde de les sous-estimer mais sans une planification, une organisation conduites au niveau de la collectivité (unique ou non), il serait vain d’espérer des résultats significatifs.
La première étape, pour une collectivité poursuivant une approche rationnelle du développement touristique, aurait dû être le recensement de nos ressources, non seulement des capacités d’accueil – celles-ci ne viennent pas en premier dans un plan de développement – mais des richesses de notre patrimoine naturel ET historique. Concernant ce dernier, il a fallu qu’une fondation privée s’en soucie pour que nous disposions d’un recensement quasi exhaustif. La Fondation Clément – dont on sait par ailleurs combien elle contribue à encourager les artistes plasticiens grâce aux expositions qu’elle organise au François – a publié en 1998 un bel ouvrage consacré au patrimoine historique et culturel de la Martinique. Une nouvelle édition est parue en 2013 (2), enrichie, qui permet, soit dit en passant, de faire le compte des éléments qui ont disparu pendant les cinq années qui séparent les deux éditions, démontrant ainsi, hélas, que nos édiles n’ont toujours pas compris la nécessité de conserver et d’entretenir le patrimoine (3). Au lieu – simple exemple – de dépenser des centaines de milliers d’euros pour ériger à Saint-Pierre des totems (!) – dont on s’abstiendra ici de commenter leur qualité esthétique, sans parler de leur simple pertinence dans l’environnement où ils sont situés (chacun pouvant se faire facilement une opinion sur les deux points) – n’aurait-il pas mieux valu utiliser tout cet argent pour préserver ce qui, une fois détruit, n’existera plus jamais ?
Avec plus de 1600 notices, toujours précieuses, autant de photographies, le recensement du patrimoine historique de la Martinique doit nous convaincre que ce n’est pas par défaut de choses intéressantes à montrer aux visiteurs que notre offre touristique est indigente. Les éléments les plus anciens remontent aux Arawaks, donc à la deuxième moitié du premier millénaire ; le plus récent est le monument d’Hector Charpentier en mémoire des victimes de l’accident aérien de Maracaïbo, qui date de 2007. Beaucoup des bâtiments recensés sont des édifices civils ou religieux. À cet égard, la période dite « art déco » ou « moderniste » est particulièrement bien représentée en Martinique : On n’est certes pas à South Beach, à Miami, mais si les bâtiments publics (y compris les églises) étaient aussi bien entretenus que ceux qui sont dans des mains privées, il y aurait facilement de quoi monter un circuit thématique assez riche pour asseoir la spécificité de notre île en matière d’architecture.
Le Patrimoine des communes de la Martinique révèle bien d’autres ressources, à commencer par les maisons de maître des plantations coloniales, dont il demeure de nombreux exemples souvent en parfait état. Élégantes et, pour la plupart, sans tapage, elles sont les témoins d’un art de vivre certes suranné mais d’autant plus fascinant pour les visiteurs. La Louisiane a compris depuis longtemps le parti qu’elle pouvait tirer de ces anciens trésors. En Martinique, une seule « habitation » est ouverte à la visite, dont il n’est pas nécessaire de répéter le nom.
On a cité Miami, la Louisiane. Au lieu d’essayer d’attirer chez nous les Américains en montant (pour quel budget, avec quelles retombées ?) une campagne de promotion de la Martinique à New York, il paraîtrait plus judicieux de s’inspirer d’abord de leurs réalisations en matière de tourisme afin de rendre notre île plus attractive. Or les Américains ne sont pas seulement les maîtres en matière de parcs nationaux, ils savent également tirer parti de leur histoire. Pourquoi ne ferions-nous pas de même ?
Un exemple parmi des centaines d’autres : le De Soto National Memorial situé à Bradenton (Floride). Hernando de Soto fut un de ces conquistadors animés par la soif de l’or. Si sa quête fut vaine, à cet égard, il demeure connu comme le premier véritable explorateur de la Floride intérieure – et au-delà, jusqu’au Mississipi – pour l’avoir parcourue avec une armée de plusieurs centaines d’hommes pendant trois années, jusqu’à sa mort en 1542. Il ne reste que peu de vestiges concrets de son équipée, néanmoins plusieurs relations par des membres de sa troupe permettent de s’en faire une idée assez précise. Cela étant, comment communiquer une telle épopée à des touristes qui ne sont pas tous des passionnés d’histoire ?
Le mémorial De Soto combine plusieurs dispositifs. Tout d’abord, il est situé à la pointe sauvage d’une presqu’île de Floride, en un endroit où l’armada pourrait avoir touché terre après avoir fait escale à La Havane : un sentier permet de contempler la nature, avec une passerelle qui enjambe la mangrove. Ensuite, un bâtiment abrite un petit musée et une salle de projection ; on y montre un film, avec des comédiens en costume d’époque, qui permet de découvrir le parcours de l’expédition ainsi que quelques faits saillants comme les rapports avec les Indiens (dont on ne cache pas qu’ils furent marqués par une grande cruauté). Un dépliant est distribué, fort bien fait, qui contient l’essentiel de ce qu’il faut retenir concernant Hernando de Soto et de son épopée. Enfin, un camp espagnol est partiellement reconstitué à l’intérieur de palissades, avec des huttes contenant divers objets, et, surtout, avec des guides habillés eux aussi en costume du XVIe siècle, qui sont là pour expliquer les conditions de vie des conquistadors ainsi que leur art de la guerre (mousquetade à l’appui !).
Ceci, encore une fois, n’est qu’un exemple, mais l’on voit qu’il serait aisément transposable en Martinique. Les événements semblables qui pourraient être évoqués ainsi ne manquent pas, en effet, comme l’installation des Français sous l’autorité de Belain d’Esnambuc et de son neveu du Parquet, ou les guerres franco-anglaises. Nous avions proposé naguère (4) de reconstituer le fonctionnement d’une plantation à l’époque de la traite. Remettons cette idée sur la table, en précisant que Fond Saint-Jacques – aujourd’hui si peu fréquenté – serait le lieu tout trouvé pour réaliser un tel projet.
(1) Voir par exemple « Tourisme : Tu veux ou tu veux pas ? » Antilla n° 1501, « Tourisme : périgrination sur l’île sœur », Antilla n° 1540.
(2) Fondation Clément, Le Patrimoine des communes de la Martinique, sans lieu, Attique éditions, 2013, 473 p.
(3) Voir également notre article « Martinique : patrimoine à l’abandon », Antilla n° 1548.
(4) « Tourisme culturel et devoir de mémoire », Antilla n° 875.