« Valeska and You »

Une performance de Tanztheater par Annabel Guérédrat

—Par Scarlett Jesus —
gueredrat_vlaeska-1«Quand je faisais du théâtre, je regrettais la danse, et quand je dansais, le théâtre me manquait. Le conflit a duré jusqu’à ce que l’idée me vienne de réunir les deux.
Je voulais danser des personnages ».
Valeska GERT, Je suis une sorcière, kaléidoscope d’une vie dansée, 1968,. CND, 2004.

« Valeska and You » est une performance, présentée presque simultanément en novembre 2015, à L’Atrium en Martinique le 17, et à l’Artchipel en Guadeloupe le 28 comme relevant de la « danse contemporaine ». Un spectacle choc où l’engagement d’une danseuse allemande juive des « années folles », rejoint celui d’une performeuse martiniquaise. Mais aussi un spectacle provocant qui interpelle frontalement le public, « You », le soumettant ensuite, pendant plus d’une heure, à la question lancinante  « Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ?». Question que l’on finit par comprendre : « Quelqu’un a-t-il quelque chose à redire? ».

Dans cette performance Annabel GUEREDRAT est une chorégraphe qui explore les rencontres possibles entre différentes disciplines artistiques. S’octroyant une totale liberté dans une démarche artistique mettant en scène des catégories sociales discriminées,  femmes noires, prostituées, stripteaseuses, voyous, femmes folles ou « sorcières », ainsi que se présentait celle dont elle emprunte l’identité, Valeska GERT.

Juive allemande de Berlin et danseuse cabarettiste, Valeska GERT (1892-1978) inventa, dans les années 1920-1930, une danse gestuelle, une « Tanztheater », au moyen de laquelle elle incarnait des marginaux, ceux-là même que la bourgeoisie allemande excluait. Une sorte de pantomime dont les références se voulaient populaires. La découverte de cette artiste par Annabel GUEREDRAT eut-elle lieu en 2013, lors du festival Black lux de Berlin, durant lequel cette dernière présenta « Women part 2: you might think i’m crazy but i’m serious ? A moins que ce ne soit lors d‘une autre performance, « A freak show for Sarah Baartman », dans laquelle elle incarnait la Venus noire ? Quoi qu’il en soit c’est avec une énergie hors pair qu’elle va incarner Valeska GERT, reprenant le combat mené par celle-ci, dans une démarche artistique contemporaine hybride, associant danse et music-hall. Une esthétique qui pourrait faire penser à Pina BAUSCH.

gueredrat_valeska-2Dans cet art nouveau de se mouvoir la danseuse ne cherche plus à représenter un corps en élévation, aspirant à surmonter les contraintes imposées par tout ce qui le rattache à l’animalité. A l’opposé de cet art de l’évanescence, le corps de la danseuse, celui d’Annabel en l’occurrence, se présente de façon triviale comme une chair nue et vivante, qui prétend ne rien cacher de ses formes et de sa gestuelle. A commencer par celle d’un corps, non plus en apesanteur comme celui de la danseuse classique, mais dont les pieds à l’opposé sont profondément ancrés dans le sol.

Valeska GERT s’en prenait à la bourgeoisie allemande. Annabel GUEREDRAT cible le puritanisme et l’hypocrisie d’une société antillaise concernant tout ce qui touche au corps et au sexe, dans une performance totalement débridée dans laquelle elle avoue « se lâcher ». Avec une énergie farouche qu’aucun tabou, aucune peur semble ne pouvoir arrêter. Comme un animal fou dans une arène. Une furie

Dans « Valeska and you », et à travers une chorégraphie longtemps murie de la Martinique à Casablanca, puis de là à Paris, Annabel GUEREDRAT est littéralement Valeska GERT. Et, comme le faisait celle-ci, elle se métamorphose à son tour en une série de personnages dont elle va construire l’identité au moyen de gestes, de sons et de quelques accessoires. C’est alors une humanité bien particulière qui va défiler, à travers une série de solos. Avec ses prostituées dont on peut identifier la spécialité, comme la « sado-maso » aux talons démesurés, yeux bandés, tout de noir vêtue qui se déplace à quatre pattes et manipule le fil du micro comme un fouet. Ou la « lycéenne », aux socquettes blanches et chaussures roses, à demi nue sous sa moumoute « Doudou ». gueredrat_valeska-3Ailleurs, n’est-ce pas une majorette en short que l’on voit rejoindre un soldatesque défilé, bientôt assimilé à un défilé de Carnaval ? Les solos se succèdent passant d’une une strip-teaseuse à un(e) boxeu(se)r, et pour finir, à une négresse aux seins nus. Avec ce dernier personnage, Annabel GUEREDRAT fond, de façon syncrétique, la figure mythique de Joséphine BAKER avec celle de l’esclave en transes, qui entraîne le musicien qu’elle provoque, jupes relevées, dans une danse dionysiaque des plus endiablée.

Car c’est bien à une performance d’actrice que le public se trouve confronté. Une performance qui constitue un défi visant à s’incarner, « à corps perdu », dans une multiplicité de rôles. Mais aussi une performance artistique comportant une prise de risques non négligeable. Dont celle de voir la représentation s’interrompre brutalement suite au scandale que pourrait soulever tel propos ou tel geste. La proximité d’un corps quasiment nu ou le spectacle imposé d’une masturbation, celle auquel le boxeur a recours avant de livrer son combat.

Pour la chorégraphie qu’elle signe, Annabel a commencé par transformer l’espace du plateau de scène mis à sa disposition, de façon à rapprocher cet espace de celui d’un cabaret. De la sorte, les spectateurs entourent la danseuse qui peut, à son tour, venir s’asseoir à leurs côtés et les apostropher. Dans l’espace resserré du cabaret « l’énergie se rassemble de manière plus concentrée » disait Valeska. Le cabaret, que se contente de suggérer la disposition en cercle des spectateurs, devient à la fois un espace d’interaction, une agora où doit s’instaurer le débat, et un espace d’expérimentation, un « laboratoire de recherche ». Néanmoins il reste aussi un espace clos qui encercle une femme exposée, nue, à des regards pouvant être lubriques ou moqueurs, et dont la situation rappelle celle à laquelle fut soumise la Vénus dite « hottentote ».

La performance débute par un très « long dos à dos » de la danseuse avec son musicien, durant lequel il ne se passe rien. Si ce n’est l’invitation à une réflexion conceptuelle sur l’immobilité et le silence. Une réflexion que viendront rompre des mouvements lents et des sons ténus, tantôt proférés tantôt produits par un instrument, positionnant de la sorte un univers qui mêle danse et théâtre. Des mouvements directement empruntés au quotidien, comme ceux consistant à marcher, à s’habiller ou à se déshabiller, à attacher ou à détacher ses cheveux, à s’allonger pour lire, à allumer ou à éteindre l’écran de télévision.

Quant aux propos qui seront proférés, ils sont de deux ordres. La reprise de certaines bribes (« Valeska », « Valeska Gert », « Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ?»), modulées selon des tonalités, des intensités et des amplitudes différentes, en font des éléments musicaux. Des sons émis par la voix peuvent également, à eux-seuls, exprimer des émotions. Qu’il s’agisse d’un cri profond d’angoisse venant des entrailles ou de cris divers d’animaux, rugissement de lion ou grognements de chiens enragés, ceux-ci semblent avoir partie liée avec notre sauvagerie primitive et avec tout ce qui nous rattache à l’animalité.

gueredrat_valeska-4Théâtre-danse, « Valeska and you » n’est pas une pièce écrite, mais intègre un certain nombre d’écrits, lus au cours de la représentation pour constituer autant de pauses destinées à contrebalancer des moments d’extrême tension dramatique. Il peut s’agir de textes écrits par Valeska, d’extraits tirés de son autobiographie « Je suis une sorcière » ou de son Discours de 1931 à la radio de Leipzig, ou encore de propos théoriques sur la performance et l’art. Tenus en mains, les livrets de ces textes lus revêtent l’allure de Carnets de bord rassemblant un ensemble de notes destinées à l’élaboration de cette mise en scène expérimentale.

La construction dramatique du spectacle alterne donc moments de tension et moments de détente, sentiment d’angoisse et humour. « Inspiration, expiration » profère la voix. La progression de la tension culmine, une première fois, lors du match de boxe, solo appartenant déjà au répertoire de Valeska. La dimension métaphorique que suggère un combat aux allures de mise à mort est heureusement atténuée par l’humour. Un humour que renforcent la forme du casque protecteur rappelant une citrouille d’Halloween, ou encore le geste du boxeur écrasant du poing son adversaire au sol, comme il écraserait une mouche. Un second paroxysme est atteint, lors de la transe. Le corps désarticulé de la danseuse, comme possédée par la musique, l’entraîne dangereusement vers un au-delà de la Mort dont elle réussit heureusement à s’extraire. Le spectacle peut s’achever, de façon apaisée, sur un retour au calme, des remerciements et une sortie de scène de l’actrice retrouvant ; avec la démarche mesurée qui lui était familière, sa véritable identité. Le public quant à lui peut ; après avoir été soumis à une catharsis comme dans une tragédie grecque ; réintégrer la « vraie vie ». Une fois débarrassé de ses démons.

Ainsi, en dépit d’éventuelles références au contexte socioculturel antillais et au quotidien des spectateurs et parce que, comme cela a été dit durant le spectacle « l’art est toujours une distanciation par rapport à la réalité », « Valeska and you » confirme, sans véritable contradiction, ce propos de Peter BROOK concernant le théâtre contemporain :
« Plus que jamais nous avons soif d’une expérience qui dépasse le quotidien ».
L’Espace vide, Le Seuil ; 1977, p. 72.

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Scarlett JESUS, 21 janvier 2015
Membre d’AICA sc et du CEREAP