Va -t-on vers un débat politique et économique tronqué et ravageur en Martinique  ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

Le 1ᵉʳ octobre, le Premier ministre Michel Barnier a déroulé son discours de politique générale et présenté sa feuille de route politique pour l’Outre Mer en quelques phrases. S’il a fait des annonces concernant la Nouvelle-Calédonie, Michel Barnier ne s’est pas attardé sur l’Outre Mer , pourtant en proie à de nombreuses crises. Est-ce à dire que le décor est déjà campé pour un futur désintérêt des questions relatives à  l’outre-mer ?

A entendre les réactions des élus des Antilles, la raison s’efface, l’émotion domine. En vérité , nous sommes bien dans le contexte d’une époque qui est dominée par le pathos, terme grec pour désigner les émotions et les passions dans la philosophie d’Aristote notamment. En gros, il s’agit d’agir, de réagir, d’interpréter le monde et les événements selon le critère des passions vécues. Il n’est pas question de faire preuve de discernement, de prudence ou encore de réflexion sur les faits vécus. Non, pas besoin, car le ressenti et l’émotion permettent de dire le vrai. De nombreux exemples des dernières années peuvent démontrer la domination de ce pathos sur la raison aux Antilles . En Guadeloupe et Martinique , le débat économique et social semble être prisonnier d’une dictature émotionnelle qui déforme la réalité et empêche toute réforme constructive.

Il faut une fois pour toute en finir avec les fausses solutions et les fausses bonnes Idées pour prétendre régler la problématique complexe de la vie chère. L’Histoire abonde de fausses bonnes idées, de propositions de solutions simples, trop simples, pour régler des problèmes complexes perçus comme urgents et qui ont abouti à des désastres. La situation économique en Martinique, particulièrement en ce qui concerne la problématique de la « vie chère », est en passe de reproduire les erreurs de la crise de 2009, avec des conséquences potentiellement plus désastreuses. À l’époque, après une crise sociale majeure, l’État avait opté pour des mesures qui, loin de résoudre les difficultés locales, ont fragilisé davantage les finances publiques et conduit après coup à une hausse des prix, particulièrement aux Antilles. Cette hausse était paradoxale puisque, pour répondre aux revendications sociales et lutter contre la vie chère, les Régions de Martinique et de Guadeloupe avaient abaissé les taux de l’Octroi de mer, une taxe locale sur les importations. Ce geste, bien qu’apparu comme une solution à court terme, a provoqué un désastre à long terme, exacerbant la situation économique locale avec une forte récession économique en Martinique et Guadeloupe. L’Octroi de mer, qui représente une source cruciale de revenus pour les collectivités locales, a vu ses taux chuter, entraînant des pertes financières significatives pour les communes martiniquaises, particulièrement affectées. Ce phénomène a plongé les finances locales dans une crise profonde, au moment même où ces collectivités devaient faire face à une hausse des dépenses, notamment en raison de la titularisation massive des agents municipaux, revendiquée par les mouvements sociaux. La Guadeloupe a été relativement épargnée grâce à des compensations financières ponctuelles, mais la Martinique n’a pas eu cette chance. Les efforts des régions pour soutenir la population face à la hausse des prix, notamment via des augmentations salariales de 200 euros cofinancées avec l’État, ont davantage contribué à leur précarisation.

En outre, l’État a aussi privé les entreprises locales de subventions autrefois octroyées au titre de la TVA non perçue récupérable (TVA NPR), aggravant encore la situation. La faillite d’un grand nombre d’entreprises locales après 2009 a ainsi été à raison attribuée à la crise sociale des « 44 jours », mais il faut nuancer car elle était en réalité le résultat final d’un désengagement progressif de l’État et d’une gestion inadaptée des finances publiques.

En 2024, l’on s’achemine vers le même scénario, mais plus ravageur cette fois-ci avec le ministère des finances en embuscade qui agite l’épouvantail de la dette colossale et de la « vie chère » pour selon toute vraisemblance peut être envisager à terme de supprimer l’Octroi de mer au profit de la TVA nationale et renflouer son budget.  D’où  cette mission « flash » de l’État, composée de deux fiscalistes venus en 24 heures expertiser les solutions de sortie de crise au moment des négociations de la vie chère .

Le désengagement financier progressif de l’État français en Martinique, alors que la situation économique reste fragile et pourrait se détériorer davantage en 2024, est un sujet complexe et lourd de futures menaces que ne semblent pas percevoir les élus et responsables économiques . Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation, notamment des choix budgétaires nationaux, une logique de responsabilisation accrue des collectivités locales et des très sérieuses contraintes économiques plus larges auxquelles l’État français fait face. Pour étayer cette analyse, il convient de prendre en compte les éléments suivants à savoir d’une part le contexte économique global et les contraintes budgétaires de l’État.  L’État français, comme la plupart des pays européens, fait face à des contraintes budgétaires importantes depuis plusieurs années, amplifiées par la gestion de la crise sanitaire et les dépenses massives qui en ont découlé avec la politique du quoiqu’il en coûte et du bouclier énergétique . Les déficits publics et l’endettement sont en hausse exponentielle , ce qui impose au gouvernement français des politiques de réduction drastique des dépenses publiques, y compris dans les Outre-mer.

La Martinique, malgré sa situation particulière, n’échappe pas à ces contraintes. L’État est donc poussé à rationaliser ses dépenses et à réduire certaines subventions ou investissements directs. Les plans de rigueur budgétaire, tels que ceux imposés par les engagements européens de la France, ont souvent pour conséquence de réduire les soutiens financiers alloués aux régions et collectivités, même celles qui en ont le plus besoin. En effet l’État  veut subrepticement pousser la Martinique, la Guyane et la Guadeloupe à l’autonomie dans un contexte global de responsabilisation accrue des collectivités locales pour des raisons politiques et surtout financières .  Depuis plusieurs années, l’État cherche à transférer plus de responsabilités aux collectivités locales, y compris en Martinique. Ce mouvement est inscrit dans une logique de décentralisation, initiée dès les années 1980, et vise à donner plus d’autonomie aux territoires. En pratique, cela se traduit souvent par un transfert de compétences sans une augmentation proportionnelle des ressources financières, ou par une réduction progressive des dotations.

Dans le cas de la Martinique, cette tendance s’est traduite par une montée en puissance de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), mais sans que les moyens financiers de cette dernière augmentent de manière significative. En conséquence, la CTM se trouve dans une situation d’instabilité financière où elle doit gérer de plus en plus de compétences, notamment en matière sociale et économique, sans les moyens suffisants pour répondre aux besoins croissants de la population. Cela crée une pression sur les finances locales avec un manque de trésorerie de 200 millions d’euros et limite la capacité d’intervention pour soutenir l’économie, surtout en période de crise comme celle actuelle. La gestion de la crise de la vie chère est symptomatique d’un désengagement de l’État. Les récentes tensions sociales autour de la vie chère en Martinique mettent en lumière un problème chronique dans les territoires ultramarins : le coût élevé de la vie par rapport aux revenus des habitants. Ces troubles sont accentués par l’inflation persistante, qui grève le pouvoir d’achat des ménages. Les négociations sociales, notamment autour de la modération des prix des produits de première nécessité et des hausses salariales, sont dans l’impasse comme semble le confirmer un récent communiqué de Serge Letchimy le président du conseil exécutif de la CTM. Et je cite le titre très révélateur du message : “La Martinique est dans une impasse et l’État regarde ailleurs.”  En ce sens Le Président du Conseil Exécutif alerte le 1er Ministre sur le désarroi de la population martiniquaise face à une situation d’urgence sociale et économique.

L’État, en difficulté pour intervenir directement sur les prix dans un contexte de libéralisme économique, se retrouve limité dans sa capacité à répondre à ces revendications sociales. Des dispositifs comme le « Bouclier Qualité Prix » sont mis en place, mais ils ne suffisent pas à compenser les hausses de prix généralisées, notamment sur l’alimentation et l’énergie. Les tensions sociales s’accroissent donc, augmentant les risques de troubles en 2024, d’autant plus que les négociations actuelles semblent bloquées. Le contexte économique actuel de la Martinique souligne une particularité inquiétante : l’investissement privé recule fortement (-10,3 % en 2023), alors que l’investissement public progresse (+20,3 %). Cela traduit une dépendance accrue de l’économie locale vis-à-vis des financements publics, alors que les entreprises privées peinent à investir en raison des coûts élevés du crédit et de l’inflation des matières premières.Cette situation est problématique car l’investissement public, bien qu’essentiel, ne peut à lui seul stimuler durablement la croissance. Il faut un tissu économique privé fort pour relancer l’emploi et la consommation. Si l’État réduit progressivement ses engagements financiers, cela risque de fragiliser encore plus cette dynamique, notamment en 2024, où la situation pourrait empirer si l’inflation continue de peser sur la consommation et l’investissement. En tout état de cause la pression sociale sera croissante et les ressources financières locales seront insuffisantes pour répondre aux revendications et cela l’État l’a déjà anticipé depuis belle lurette.

Le vieillissement de la population martiniquaise et le recul démographique posent des défis supplémentaires à la gestion publique. Les besoins en matière de santé, de retraites et d’aides sociales augmentent, créant une pression accrue sur les finances locales. Cependant, la réduction des dotations de l’État complique la gestion de ces enjeux. L’État compte sur la responsabilisation des collectivités avec l’autonomie et sur une meilleure gestion des ressources locales, mais cela semble difficile à concilier avec les attentes sociales élevées dans un contexte de précarité grandissante. En conséquence, nous avons affaire à une certaine logique politique. Enfin, il ne faut pas sous-estimer le poids des considérations politiques dans les choix de désengagement financier de l’État. Les Outre-mer, bien qu’ayant un poids symbolique et historique important pour la France, représentent une faible part de l’électorat national et de plus avec un fort vote de gauche , et donc de ce fait, ne constituent pas une priorité politique pour les gouvernements successifs depuis la présidence du président Jacques Chirac . Aujourd’hui , les arbitrages budgétaires se font souvent en défaveur de ces territoires, même lorsque la situation économique y est critique. Cela crée un sentiment de désengagement progressif et de délaissement chez les habitants, qui se traduit par des mouvements sociaux récurrents. Ainsi le désengagement financier progressif de l’État en Martinique s’explique par une conjonction de facteurs : les contraintes budgétaires nationales, la volonté de responsabiliser davantage les collectivités locales avec l’autonomie , la difficulté à résoudre la crise de la vie chère, et un contexte global d’investissement privé insuffisant. Cette situation, si elle persiste, risque de fragiliser encore plus l’économie martiniquaise en 2024, avec des risques accrus de tensions sociales et de dégradation du tissu économique local.

 » La civilisation de jouissance se condamne elle même à la mort lorsqu’elle se désintéresse de l’avenir.  » Raymond Aron

Jean-Marie Nol, économiste