— Par Gilbert Pago, (président du Comité martiniquais « Sauvons Abu Jamal ») , Max Rustal, Jacqueline Tally
Autant il est bien établi que le concept de « races humaines » est disqualifié par les progrès de la génétique, autant on peut observer que sur le terrain, les impalpables chromosomes s’effacent devant les couleurs de la peau, les cultures et les mœurs, et invariablement les intérêts.
Loin d’être le seul théâtre des drames découlant de la racialisation des rapports humains, les USA en constituent cependant un terrain d’observation aussi immense que particulier : génocide amérindien, traite des Noirs et esclavage, guerre d’indépendance, guerre de sécession, abolition suivie d’un siècle de ségrégation raciale dûment codifiée, dur combat inachevé pour l’égalité formelle. Et puis tout récemment, le grand paradoxe de l’accession d’un Afro-étasunien à la magistrature suprême de ce pays toujours majoritairement blanc ; événement impensable dans bien d’autres républiques présumées au-dessus de tout soupçon, et qui fit naître bien des espoirs.
Un président afro-descendant, et pourtant…
Pourtant, l’élection de Barack Hussein Obama à la présidence de la république du pays actuellement le plus puissant et le plus riche (en termes de PIB) de la planète, n’a pas généré longtemps des illusions. On a subi en réaction, une exacerbation des phénomènes délibérément racistes, les plus médiatisés étant les exécutions à répétition de Noirs par la police jouissant généralement d’une révoltante impunité. Bien entendu, on passe sous silence tous les cas de condamnations et d’exécutions de Noirs sans que les droits de la défense ne soient respectés. Cela fait trente cinq ans que Mumia Abu Jamal crie son innocence, s’est opposé trois fois déjà à son exécution immédiate, et exige que son procès soit refait. On préfère plutôt le tuer à petit feu en lui refusant les soins médicaux urgents.
Aujourd’hui, il a fallu le geste insensé de Micah Johnson, un sniper formaté par quelques années de guerre en Afghanistan et en possession légale d’un arsenal de guerre, pour que les regards médiatiques se tournent de nouveau vers la tragique scène étasunienne. La réplique moins lisible n’a guère tardé : ce dimanche 17 juillet, Gavin Long, un autre ancien combattant noir ayant servi en Irak ouvre le feu à Bâton Rouge et tue trois policiers et en blesse trois autres. L’une des victimes de Long qui prétendait lutter « contre l’extinction des Noirs » est un héros Noir nommé Montrell Jackson. Ce dernier exprima avec une angoisse prémonitoire l’inconfort de sa position : « Quand je porte l’uniforme, j’ai des regards sales et haineux, et quand je ne le porte pas, je suis considéré comme une menace.»
De telles tensions, à la fois identitaires et sociales, ne peuvent étonner si l’on se rappelle que c’est depuis un demi-siècle seulement que les droits civiques des Noirs furent reconnus. Ce qui signifie que les dernières générations ayant vécu les luttes de masse contre l’inégalité des droits sont toujours là. Les groupements criminels de type Ku Klux Klan qui leur donnaient la chasse nuitamment sont aussi présents, agissant au grand jour à l’instar de mouvances néo-nazies aux mortifères idéologies.
La lutte pour les droits civiques, c’était hier…
Rappelons-nous que pendant le siècle qui suivit la guerre de sécession et l’abolition de l’esclavage, les règlementations dites « Jim Crow laws » s’appliquèrent sévèrement dans plusieurs municipalités et États du Sud, impliquant ainsi des ségrégations humiliantes et cruelles, violant les droits humains fondamentaux des populations noires jouissant d’une nationalité formelle, mais non d’une citoyenneté reconnue.
Dans l’Alabama, il est impossible pour une infirmière blanche de travailler dans les hôpitaux quelconques si des Noirs y sont soignés. Dans les transports publics, les salles d’attente et guichets distincts sont obligatoires pour séparer blancs et non-blancs. Tout restaurant ou autre débit de nourriture est illégal s’il ne prévoit des salles spécifiques pour les personnes blanches et de couleur. En Floride, tout mariage entre personne blanche et personne noire ou entre une personne blanche et une personne d’ascendance noire à la quatrième génération est interdit. Tout Noir et toute femme blanche, ou tout homme blanc et toute femme noire non mariés et qui vivent ensemble ou occupent la même chambre sont punissables d’emprisonnement ou d’amende. Les écoles sont obligatoirement partitionnées en fonction de la couleur des enfants. Dans le Mississipi, même les emprisonnés blancs ne doivent ni dormir, ni manger dans les mêmes lieux que les Noirs.
Autant de déshumanisantes cruautés, profondément inscrites dans la mémoire de ceux et celles qui les ont subies, ou infligées, pour des générations et des générations. Hélas.
Le racisme résiduel empoisonne toujours
On comprendra que même si les droits civiques, après avoir été arrachés dans la douleur, ont été finalement reconnus, un temps impossible à prévoir s’écoulera avant que disparaissent les réflexes racistes résiduels ; ces effets devant durer largement plus longtemps que les causes elles-mêmes. « L’héritage de l’esclavage, des (lois de ségrégation) Jim Crow, de la discrimination dans presque tous les compartiments de nos vies, cela a eu un impact durable et cela fait toujours partie de notre ADN », comme le reconnaît Obama, bien conscient que son élection à la tête du pays n’est que précaire exploit, en dépit de son contenu symbolique.
Mais outre le constat de défiance existant entre certaines parties des communautés blanches gagnées par les théories suprémacistes et celles d’ascendance africaine, il demeure que fin de l’esclavage puis reconnaissance des droits civiques ont fait place à un fossé de classes entre possédants et sous-prolétariat de couleur. Ce dernier étant de surcroit marquée par les séquelles liées à sa condition : illettrisme, violence, délinquance, venant empirer son mal-être. Rien d’étonnant que ce soit dans les rangs de ces défavorisés que seront surreprésentés les marginaux, détenus et autres condamnés. Les Noirs représentent 13% de la population, mais 30% des condamnés à la prison ou à la mort, et 25% des 1610 civils abattus par la police ces dix huit derniers mois.
Ironie du destin, c’est David Brown, le chef Afro-étasunien de la police de Dallas, connu pour ses positions conciliatrices, qui pour la première fois de l’histoire utilisera en matière civile un robot militaire pour tuer Micah Johnson, ancien combattant Black de l’armée des USA.
Ce combat est aussi le nôtre
Il reste que des dizaines de milliers de manifestants à travers plusieurs grandes villes des USA protestent toujours contre la sauvagerie avec laquelle les policiers abattent les présumés délinquants noirs. Les communautés afro-étasuniennes et les antiracistes en général, de nouveau révoltés par les exécutions gratuites comme celle d’Alton Sterling en Louisiane le 5 juillet dernier, et celle aussi abjecte de Philando Castile deux jours plus tard dans le Minnesota, se mobilisent sans faiblir, en dépit des attentats de Dallas et Bâton Rouge contre les policiers, et de la médiatisation forcément culpabilisante s’ensuivant. On peut se demander si le Patriot act, proche ascendant de l’état d’urgence perpétuellement reconductible, n’est pas pour quelque chose dans le zèle discriminatoire et tantôt meurtrier avec lequel les policiers commettent leur mission d’ordre public.
Nous exprimons notre totale solidarité aux femmes et aux hommes debout pour gagner ce combat dont le terme est inconnu, et qui est aussi le nôtre.
FDF le 18/07/2016
Gilbert Pago, (président du Comité martiniquais « Sauvons Abu Jamal »)
Max Rustal
Jacqueline Tally