Devant le succès, « Up Sapiens sublimer le recyclage », la nouvelle exposition du PABE se prolonge jusqu’au 25 janvier 2024 au Créole Arts Café de Saint-Pierre.
Célébrer l’art dans ses multiples facettes créatrices : tel est le leitmotiv de cette exposition collective, articulée autour de la question centrale du recyclage des matériaux. Le recyclage des matériaux qui s’impose comme une urgence au regard des dérèglements auxquels l’humanité est confrontée. Élément capital de cette exposition : montrer que le recyclage n’est pas uniquement une action à entreprendre en réaction aux phénomènes qui nous menacent. Il est aussi – et peut-être surtout – un art en lui-même ; susceptible de dégager et révéler la beauté et la quintessence inhérentes aux choses, aux objets dont nous ne voyons plus l’usage… choses et objets qui se réinscrivent donc dans une dynamique vitale… et salutaire.
L’art devient ainsi le modèle, la métaphore d’un art de vivre où chaque réalisation, chaque objet est individualisé, personnalisé ; cela, à l’encontre de la production de masse standardisée. Ce n’est pas seulement la nostalgie des temps anciens, où artistes et artisans étaient réunis chez un même concepteur. Il ne s’agit pas non plus simplement de customiser telle ou telle production centrale, mais de renouer véritablement avec une philosophie, un ensemble de valeurs de sobriété, de beauté, d’identité personnelle, de créativité… bref, de tout ce qui nous guérit de notre consumérisme. L’une des finalités essentielles de cette exposition est de montrer qu’il est possible de « sublimer » le réel ; de rehausser celui-ci d’une certaine beauté supérieure. Cette perspective est d’emblée illustrée dans des œuvres aussi diverses que cette lampe « Bigoudine » et cette «koulée d’lo » (présentées par l’association « In Solidum Eco Design » . Le contreplaqué de Nadia BURNER « Je ne changerai rien POUR TOUT L’OR DU MONDE » ; le « kimono » conçu par Françoise LEVY ; le chouval bwa de Karin ELIASCH ; ou le tableau en toile de jute réalisé par Annick EBION et intitulé « Homo Détritus,7ème continent».
S’agissant des deux premières réalisations que nous avons évoquées, la beauté relève surtout du design ; de l’originalité créatrice. Illustrant le principe même de l’upcycling, les artistes concernés s’attachent surtout à célébrer et exalter une inspiration créatrice au service de la cause écologique. Occasion, pour nous, d’apprécier cet amas de « bigoudis » blancs figurant – peut-être – une tête féminine au moment de cette action entreprise à l’endroit des cheveux ! Enchevêtrement complexe de « bigoudis » qui figure – peut-être – la complexité de l’inspiration artistique à l’origine des agencements les plus inattendus ! Cette lampe « Bigoudine » nous amène à réfléchir sur la représentation de l’instant présent dans un rêve de légèreté et d’immatérialité. Image de cet upcycling qui est un défi au matérialisme ambiant. Pur moment de poésie qui donne forme à la lumière, en la sculptant selon des spirales magiques.
Perspective similaire avec ce « rideau » constitué de formes en plastique bleues… ensemble figurant une « koulée d’lo », une cascade dont la force et l’injonction vitales sont précisément suggérées à travers ces mailles resserrées et travaillées. Illustration métaphorique d’une cascade qui apporte et distille la vie à la nature ! La présentation formelle de cette réalisation (un « rideau » avons-nous dit ») a ceci de symbolique qu’elle s’impose comme une réalité que l’on franchit afin d’accéder à l’intimité d’un autre endroit ; d’une autre pièce. D’un point de vue symbolique donc, ce rideau est le canal par le biais duquel l’artiste nous donne accès à l’intimité de la cascade figurée ; une cascade intimement liée à notre devenir et à celui de l’humanité.
S’agissant de la sculpture que nous propose Nadia BURNER, la beauté est rendue par cet assortiment de pierres et d’objets rassemblés et fixés sur un contreplaqué. Véritable œuvre d’art que cette sculpture constituée de pierres banales, mais qui prennent l’apparence de pierres précieuses dont l’éclat est précisément accentué par la multitude ! Véritable œuvre d’art que cette sculpture nullement statique, mais caractérisée par une dynamique vitale certaine, en témoigne cette « ouverture » – au milieu – donnant accès à un autre monde ; un monde en gestation, à l’image de ces couleurs et de ces pierres qui se détachent et s’envolent comme pour se déposer ailleurs… prémices d’une nouvelle construction aussi inattendue que la précédente ! Véritable œuvre d’art que ce contreplaqué s’ouvrant sur un nouvel infini ! Le propos formulé en lettres capitales « POUR TOUT L’OR DU MONDE » souligne cette volonté, chez Nadia BURNER, d’en appeler à un recentrage sur des valeurs que l’or du monde ne peut acheter : la vérité et la richesse intérieures, les ressources intimes, les possibilités de régénérescences.
Autre réalisation qui sublime le réel tout en nous donnant l’opportunité d’apprécier la beauté de la nature, ce « kimono » élaboré par Françoise LEVY… ce haut de kimono qui s’expose à notre regard ; s’impose à notre regard et qui semble doué d’une « conscience » interne propre, nous invitant à regarder, à redécouvrir – peut-être – ce qui est essentiel : une nature apaisante et apaisée, caractérisée – elle aussi – par sa propre dynamique, son propre cycle vital (aux antipodes du cycle de production de masse). Une invitation à redécouvrir une certaine sagesse orientale prenant en compte le Tout ; de la plus petite des réalités aux éclosions les plus grandes ? S’agit-il, plus simplement, d’une invitation à concevoir soi-même son propre kimono… pour plus d’authenticité ?
Après le kimono – et la sagesse orientale – place au « chouval bwa » de Karin ELIASCH, l’un des éléments phare du patrimoine martiniquais et dont la valeur mémorielle est effective. Ce « chouval bwa » saisi en mouvement ; semblant sur le point de s’élancer…manière, pour l’artiste, de suggérer la présence d’une mémoire encore en mouvement, nullement enveloppée par l’oubli. Que dire de ces couleurs que l’on observe sur le corps du cheval, si ce n’est qu’elles participent de son immortalité ? Ce « chouval bwa », symbole, qui plus est, des plaisirs enfantins liés aux fêtes foraines, à la fête et à ces jeux de vertige.
Beauté paradoxale – infernale même – enfin, avec le tableau en toile de jute peint par Anick EBION… comme s’il fallait passer « une saison en enfer » pour renaître dans un nouveau monde ; pour redevenir sapiens ; pour acquérir une nouvelle sapience. La valeur de réquisitoire de ce tableau est indéniable, comme le laisse entendre d’emblée le titre même de celui-ci « Homo détritus ». Titre à la fois cocasse et tragique, dénonçant – de manière métonymique – la présence de l’humain par le biais des déchets dont il est à l’origine et qui causent tant de souillures. L’homme précisément, n’est-il pas déchu au milieu de tous ces déchets qu’il produit ? Ne se condamne-t-il pas lui-même à la déchéance de lui-même lorsqu’il se déconnecte de la grande roue du Temps qui, selon les cosmogonies indiennes, recycle les choses ? Ce tableau d’Anick EBION, de même que l’ensemble des réalisations montrées à l’occasion de cette exposition, nous confortent dans l’idée selon laquelle l’art est une sorte de protestation contre ce décrochage du monde moderne par rapport au grand cycle du Temps qui reconduit toute chose au moyen d’une alternance d’épanouissement vital et de destructions créatrices. Tel est sans doute le message implicite de ces artistes qui font de la beauté avec les scories de notre monde moderne : déchets sublimes et pathétiques. Le langage – lui-même – qui est déconstruit dans le carton de Valérie PAUVERT, devient, sous cette forme plastique, un nouveau signifiant. Du langage, nous passons à la roue utilitaire d’un vélo qui, déconnectée de son cadre, prend une valeur symbolique, illustrant le cycle des vérités concrétisées par des omikuji japonais ; lesquels ont la cohésion d’un essaim multiple, bruissant et véloce.
Cette exposition acquiert parfois une profondeur métaphysique quand elle explore les contrées de la mort ; soit, comme nous l’avons montré précédemment, par une réflexion sur le cycle de vie et de mort (sublimer le recyclage) ; soit par un hymne émouvant à la lignée familiale, au père disparu. Ainsi en est-il du père de Garance VENNAT qui semble avoir emporté avec lui tout un environnement d’objets, de références, de valeurs, de ressources affectives.
Le devenir de la Terre est l’une des grandes questions qui préoccupent les artistes ici conviés-conviées. Cette question est, par exemple, illustrée dans la sculpture que nous propose Sylviane FEDRONIC « Atlas 2023 ». Nouvel «Atlas» cubique et post-moderne, symbolisant l’Homme ; l’Homme qui s’est tellement magnifié qu’il a réduit la Terre à rien. Magnifique métaphore de l’Anthropocène !
Appréhension (regard lucide et critique) et espoir se mêlent et s’entremêlent dans le tableau de JADDICT intitulé « Pacha Mama ». Tableau original que celui que nous propose l’artiste puisqu’il s’impose comme… une allégorie. Une allégorie de notre planète Terre qui, à l’instar d’une mère de famille, réconforte, console, prend dans ses bras alors qu’elle est elle-même frappée, marquée dans sa propre chair. Autant de coups et de chocs matérialisés par ces matériaux recyclés, ces papiers, ces magazines et ces chutes de tissus qui se surimposent les uns aux autres, les unes aux autres, surchargeant ainsi l’ensemble. Le dernier mot ne revient toutefois pas aux outrages physiques, en témoigne d’abord ce geste physique fort par le biais duquel les deux personnages figurés restent soudés malgré les aléas ; deux personnages qui parviennent à sauvegarder une unité malgré les tentatives de fracturation.
Relevons ensuite ce tracé jaune qui s’impose comme une sorte de… « peau » ; une « peau » redoublée, auréolée d’absolu, conférant, précisément, une part d’absolu à ces deux êtres qui gagnent ainsi en épaisseur. Ce tracé jaune, par ailleurs, revêt une dimension magique puisque, tout en mettant les blessures physiques au jour (au niveau des yeux) il met aussi – il remet – à jour une humanité niée, pillée, bafouée.
Perspective quasi similaire dans les sculptures réalisées par Roxanne HUBBEL, et qui, elles aussi, s’imposent comme des allégories… mini allégories de notre terre, saisie dans la glaise originelle ; allégories de notre être aussi, saisi dans sa force et ses… fragilités, ses… fracturations.
Face aux fracturations, justement, le tissage s’impose comme le moyen de restaurer des liens essentiels ; de construire – de reconstruire – une identité riche de ses diversités ; de rapprocher les êtres pour un meilleur vivre ensemble. Cette perspective est illustrée dans des réalisations aussi diverses que celles de Claudy DALLA FONTANA et Michèle ARRETCHE. Le tissage qui a toujours été l’un des exemples emblématiques d’une activité première de l’humanité, correspondant à un monde pré industriel où l’Homme était encore accordé au rythme de la nature et où les besoins n’étaient pas exacerbés par les artifices ; où le lien social était davantage une réalité. De « tissage », il en est aussi questions dans la réalisation que propose Hélène JACOB, construite autour de deux figures féminines emblématiques : Coco CHANEL et COLETTE. Tissage de mots et de vêtements qui participe du souvenir – toujours actuel – de ces deux femmes accédant à une certaine éternité que matérialisent bien la machine à écrire et les couleurs vives que l’artiste peintre a fait le choix de représenter. Machine à écrire et couleurs vives qui enveloppent ces deux femmes dans une même fulgurance et qui, d’un point de vue symbolique et esthétique, marquent la continuation d’une œuvre commune… la permanence d’une identité féminine résistant d’autant plus à « l’effacement » qu’elle s’enrichit en permanence.
Tissage encore, retissage, même, dans les œuvres de Fabienne CLEMENT, de Fabienne CABORD et de Catherine BLAND invitant à redécouvrir ce qui constitue peut-être l’essentiel : une communication réelle et authentique entre les êtres, un commerce de proximité favorisant le rapprochement des consciences, de même que le retour à la terre et à ce qu’elle peut nous apporter.
Tissage encore, retissage, même, dans les œuvres de Catherine BLAND, d’Isabelle PIN et de Marie-José RAVOTEUR invitant à choisir la voie d’un commerce équitable rimant avec un développement durable effectif.
Tissage enfin, retissage, même dans la sculpture de Monique HARDY qui invite à accéder à une certaine « spirale » au moyen de laquelle il nous serait possible de… respirer avec le monde, de renouer avec une certaine énergie inhérente aux éléments – premiers – de celui- ci.
Philippe CHARVEIN, le 10/12/2023