— Par Janine Bailly —
Les spectacles proposés à Rome dans le cadre du Prix Europe pour le Théâtre sont dans l’ensemble surprenants car novateurs et très personnels. Ils prouvent que l’art n’est pas mort, que la crise du théâtre ne peut être que prétendue, et que de nouvelles troupes inventent encore des façons particulières de dire le monde, et notre humanité.
Alessandro Sciarroni — metteur en scène, chorégraphe, danseur, comédien, vidéaste ?— dit avoir embrassé une carrière artistique un peu par hasard, pour faire comme les copains. Ses spectacles tiennent de la performance, et celui-ci, vu au théâtre Argentina, s’inspire du cirque puisque Alessandro y « met au défi » quatre comédiens-jongleurs, dans des épreuves qui exigent un engagement physique total, une grande adresse, une résistance mentale assurée, et beaucoup beaucoup d’endurance.
Pendant cinquante minutes, les quatre garçons vont jongler, sans prendre le temps d’une respiration. En silence d’abord, le seul son audible étant celui des massues frappant la main à la réception. Et l’on croit entendre la goutte d’eau obsédante échappée d’un robinet mal refermé, et l’on imagine la clepsydre qui lentement mais sûrement se vide. Puis une note de musique vient sous-tendre le jonglage, un piano joue dans les graves, des bruits s’adjoignent, qui évoquent les cliquetis réguliers, impitoyables, de machines industrielles. Les massues sont une, puis deux, puis trois, puis quatre, et quand l’une d’elles vient à s’échapper, elle sera reprise, sous quelque regard — étonné, compatissant, ironique ?— d’un camarade proche. Les figures se diversifient, le rythme se ralentit ou s’accélère ; bientôt, comme hypnotisés par le mouvement tout à la fois dynamique et lancinant, on entre dans cette bulle dessinée hors du temps, et paradoxalement on a l’impression que cet état nouveau pourrait ne jamais prendre fin !
Notre regard suspendu aux massues qui virevoltent verticalement haut dans l’air ou devant chacun sur le plan horizontal, nous laissons notre esprit créer des images, heureuses si des oiseaux blancs peuplent le ciel serein, inquiétantes si vient la réminiscence de Chaplin, Charlot happé par les cadences infernales du travail à la chaîne dans Les Temps Modernes. Et les massues qui tournent, aiguilles de nos horloges, semblent égrener les heures qui passent inexorablement ; une histoire de vie et de fin : le sous-titre de la prestation ne signifie-t-il pas « Je serai là à ta mort » ? Alors, pour conjurer la mort et la solitude, pourquoi ne pas “jouer ensemble” ? Le final voit les comédiens, jusqu’alors dans l’individualisme, former une ronde et s’échanger les massues, cependant que sur la toile de fond sont projetées, non loin de la fluorescence, leurs silhouettes mêlées, déformées ou magnifiées de couleurs vives.
Ainsi, sans le secours des mots, la performance dit des choses essentielles, dans une esthétique très particulière et très belle. Que l’on comprendra mieux encore en écoutant se confier le metteur en scène. En effet, le charme de ce festival de la critique réside dans le fait que le spectateur peut, au Palazzio Venezia, rencontrer les artistes lors de conversations et tables rondes. Alessandro Sciarroni s’est bien volontiers et fort simplement, presque timidement prêté au jeu, lui qui dit vouloir créer un espace commun à partager entre performeurs et spectateurs, lui qui a aussi créé des spectacles pour non-voyants, et dont chaque œuvre, répondant à de nouvelles questions, invente un imaginaire personnel et singulier.
Cerise sur le gâteau, il nous offre quelques instants magiques de la création Cowboys sur laquelle il travaille : avec sa partenaire, miroirs tendus à bout de bras et masquant le viage, il donne à réfléchir sur réalité et reflet, le reflet de ses bras, et le reflet des spectateurs lorsqu’au sol il fait tourner cet accessoire symbolique et signifiant.
Janine Bailly, Rome, le 15 décembre 2017