— Par Edgar Morin (Sociologue et philosophe) —
La Marseillaise, que l’on chante désormais dans une étonnante unanimité, des communistes aux lepenistes, vient d’être brutalement mais justement secouée. Cela ne vient pas de la ministre Christiane Taubira, qui a préféré commémorer l’esclavage en se recueillant plutôt qu’en chantant l’hymne qui a accompagné toutes les aventures de la France une bonne part du XIXe siècle, mais aussi les cruelles expéditions coloniales, couvrant d’un voile glorieux les méfaits de la colonisation. Cela vient de l’acteur Lambert Wilson, qui, à la suite des remous anti-taubiresques causés par la droite, s’est soudain senti honteux des paroles – racistes, dit-il abusivement –, en fait sanguinaires et vengeresses, du 1er couplet, que l’on chante en ignorant les autres. Comme ce couplet apparaît révoltant et absurde si on le place dans notre conjoncture actuellement pacifique, j’ai voulu expliquer pourquoi il me paraît important de l’assumer quand même.
Le 1er couplet de La Marseillaise, qui est seul exécuté, mémorisé et chanté, surprend. Cet hymne de combat (il fut celui de l’armée du Rhin ) est tout à fait différent des hymnes nationaux, qui sont quasi religieux et liturgiques, à la Nation (Deutschland über alles, « l’Allemagne au-dessus de tout ») ou à la royauté, symbole de la Nation (God Save the King, « Que Dieu sauve le roi »).
Cet hymne de combat est un hymne d’éveil et de résistance à l’invasion des armées royalistes conjurées. Le danger est alors mortel pour la République naissante. Son caractère sanguinaire est lié à ce moment d’exaltation, voire d’ivresse vitale. Et surtout, il lie indissolublement l’identité de la République à la résistance aux tyrannies. Il lie non moins indissolublement l’idée de République à l’idée de France.
Couplet 1
Allons enfants de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de la tyrannie,
L’étendard sanglant est levé, (bis)
Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras.
Egorger vos fils, vos compagnes !
Vichy a supprimé ce premier couplet, par haine de la République, et effacé la résistance à l’invasion parce qu’il pratiquait la collaboration avec l’envahisseur. Certes, le couplet qui l’a remplacé a sa beauté dans « amour sacré de la Patrie », mais il élimine la République de l’identité française. Vichy fut raciste (et non le 1er couplet de La Marseillaise, qui est certes sanguinaire, mais dans l’ivresse guerrière). Or ce caractère sanguinaire est ouvertement répudié pour l’après-victoire. (voir fin du couplet 15).
La Marseillaise a eu quinze couplets originaux, qu’il faut ici rappeler. Les 2e, 3e et 4e couplets confirment et prolongent le 1er.
Couplet 2
Que veut cette horde d’esclaves
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ? (bis)
Français ! Pour nous, ah ! Quel outrage
Quels transports il doit exciter !
C’est nous qu’on ose méditer
De rendre à l’antique esclavage !
Couplet 3
Quoi ! Ces cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers !
Quoi ! Ces phalanges mercenaires
Terrasseraient nos fils guerriers ! (bis)
Dieu ! Nos mains seraient enchaînées !
Nos fronts sous le joug se ploieraient !
De vils despotes deviendraient
Les maîtres de nos destinées !
Couplet 4
Tremblez, tyrans et vous, perfides,
L’opprobre de tous les partis !
Tremblez ! Vos projets parricides
Vont enfin recevoir leurs prix ! (bis)
Tout est soldat pour vous combattre
S’ils tombent, nos jeunes héros,
La terre en produit de nouveaux,
Contre vous tout prêts à se battre.
Le 5e couplet prend de la hauteur, devient magnanime et demande d’épargner « les tristes victimes s’armant à regret contre nous ».
Couplet 5
Français, en guerriers magnanimes,
Portons ou retenons nos coups !
Epargnons ces tristes victimes,
A regret s’armant contre nous ! (bis)
Mais ce despote sanguinaire !
Mais ces complices de Bouillé !
Tous ces tigres qui, sans pitié,
Déchirent le sein de leur mère !
Le 6e, magnifique, introduit le patriotisme, le liant à la liberté (adopté par Vichy parce que Patrie remplace République).
Couplet 6
Amour sacré de la Patrie
Conduis, soutiens nos bras vengeurs !
Liberté, Liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs ! (bis)
Sous nos drapeaux que la victoire
Accoure à tes mâles accents !
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire !
Refrain
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchons, marchons !
Qu’un sang impur…
Abreuve nos sillons !
La strophe sur le « sang impur » choque légitimement aujourd’hui. Mais le caractère racial du sang n’est nullement présent dans la conscience des révolutionnaires du XVIIIe siècle. Il n’apparaîtra qu’avec les théories racistes de Gobineau et du nazisme.
Le 7e couplet introduit les générations futures dans la continuité républicaine et tyrannicide.
Couplet 7
(Couplet des enfants)
Nous entrerons dans la carrière,
Quand nos aînés n’y seront plus ;
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus. (bis)
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leur cercueil
Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre !
Le suivant est déiste. Il nous évoque le culte de l’Etre suprême de Robespierre et aussi le Gott mit uns (« Dieu avec nous ») des Allemands. Il fut supprimé par Joseph Servan de Gerbey, ministre de la guerre, en 1792.
Couplet 8
Dieu de clémence et de justice
Vois nos tyrans, juge nos coeurs
Que ta bonté nous soit propice
Défends-nous de ces oppresseurs (bis)
Tu règnes au ciel et sur terre
Et devant Toi, tout doit fléchir
De ton bras, viens nous soutenir
Toi, grand Dieu, maître du tonnerre.
Le 9e ajoute l’idée d’égalité à celle de liberté ; il faudra attendre 1848 pour la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ». Le 10e porte un ultime anathème à la royauté.
Couplet 9
Peuple français, connais ta gloire ;
Couronné par l’Egalité,
Quel triomphe, quelle victoire,
D’avoir conquis la Liberté ! (bis)
Le Dieu qui lance le tonnerre
Et qui commande aux éléments,
Pour exterminer les tyrans,
Se sert de ton bras sur la terre.
Couplet 10
Nous avons de la tyrannie
Repoussé les derniers efforts ;
De nos climats, elle est bannie ;
Chez les Français les rois sont morts. (bis)
Vive à jamais la République !
Anathème à la royauté !
Que ce refrain, partout porté,
Brave des rois la politique.
Les 10e et 11e couplets sont les deux couplets sublimes qui lient patriotisme et universalisme et préfigurent les thèmes de L’Internationale.
Couplet 11
La France que l’Europe admire
A reconquis la Liberté
Et chaque citoyen respire
Sous les lois de l’Egalité ; (bis)
Un jour son image chérie
S’étendra sur tout l’univers.
Peuples, vous briserez vos fers
Et vous aurez une Patrie !
Couplet 12
Foulant aux pieds les droits de l’Homme,
Les soldatesques légions
Des premiers habitants de Rome
Asservirent les nations. (bis)
Un projet plus grand et plus sage
Nous engage dans les combats
Et le Français n’arme son bras
Que pour détruire l’esclavage.
Les 13e et 14e sont négligeables. Le dernier ouvre un avenir apaisé.
Couplet 15
Enfants, que l’Honneur, la Patrie
Fassent l’objet de tous nos voeux !
Ayons toujours l’âme nourrie
Des feux qu’ils inspirent tous deux. (bis)
Soyons unis ! Tout est possible ;
Nos vils ennemis tomberont,
Alors les Français cesseront
De chanter ce refrain terrible.
La Marseillaise dans son intégrité est donc un grand hymne où sont associées Nation, République, universalisme, liberté, dans une intensité frémissante qui est justement celle de l’an I, de Valmy, du moment fondateur de la France républicaine et du moment paroxystique de la défense de la liberté nationale. Le premier couplet porte cette marque. Il est remémorateur, commémorateur, régénérateur.
En dépit de ses excès de langage qui, en contrepartie, apportent un extrême romantisme, il doit être conservé. En revanche, il faut ressusciter le 11e et le 12e, qui correspondent si bien à nos temps planétaires d’interdépendance des peuples et de communauté de destin de toute l’humanité. Ils portent en eux l’universalisme de l’ère planétaire déjà présent dans le message de La Marseillaise.
Enfin, La Marseillaise est un hymne d’éveil et de résistance qui a valu pour les résistances qui ont suivi, qui vaut pour celles que nécessite notre temps, et qui vaudra pour les résistances futures.
Edgar Morin
Sociologue et philosophe. Né en 1921, Edgar Morin est directeur de recherche émérite au CNRS, président de l’Agence européenne pour la culture (Unesco) et président de l’Association pour la pensée complexe. Il a publié notamment « Pour et contre Marx » (Temps présent, 2010), « Ma gauche » (Bourin éd., 2010), « La Voie » (Fayard, 2011), « Au péril des idées », avec Tariq Ramadan (Presses du Châtelet, 260 pages, 13,95 €).
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/05/16/universelle-marseillaise_4420300_3232.html