— Par Georges Trésor —
Lors de la conférence-débat organisée par la section Camille Mortenol de la LDH de la Guadeloupe pour le le 71ème anniversaire de la DUDH, Georges Trésor a fait l’intervention dont la contraction est la suivante.
Depuis quelques années, la racialisation de plus en plus marquée des rapports sociaux dans les sociétés libérales, soulignerait l’existence d’une nouvelle ligne de fracture. Cela a pour conséquence d’alimenter des crispations et des tensions identitaires qui trouveraient leur source dans les ratés de la fonction inclusive des idéaux universalistes dans ces sociétés. En France par exemple, les pratiques discriminatoires fondées sur l’origine ou la couleur de la peau, opérées y compris par des agents de l’État, seraient l’illustration la plus achevée du caractère systémique d’un « racisme d’État » en contradiction avec les principes universalistes républicains. S’inspirant de la pensée décoloniale, s’est développé en réaction un courant antiraciste, plus ou moins composite, de plus en plus présent dans l’espace public. Ce courant cherche à s’identifier politiquement en se démarquant notamment des traditionnelles associations antiracistes comme la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), SOS racisme et par extension La ligue des Droits de l’Homme. Ces associations sont accusées de pratiquer un « antiracisme moral » naïf, adossé à des valeurs universelles qui, au plan historique, ne seraient ni plus ni moins que les principaux vecteurs de la domination raciale.
L’accusation ne doit pas être prise au premier degré. Elle a sans doute un fond éthique. Elle fait intervenir des considérations qui touchent à la dignité de la personne humaine quand on évalue les conséquences traumatiques de l’esclavage et de la colonisation sur la vie et le psychisme des descendants d’esclaves et de colonisés. C’est dans ce cadre qu’il convient, selon moi, de comprendre le sens de la suspicion jeter sur les concepts d’humanisme, de rationalisme et d’universalisme censés être des symboles d’émancipation. Pour autant, est-ce suffisant pour réduire ces concepts au simple statut d’artéfact ; au seul motif de leur disqualification par des faits d’injustices historiques ?
L’universel, principal objet de la suspicion, est une construction de l’esprit humain. Un idéal. Il désigne ce qui est commun à tous les hommes. Mais ce qui est commun à tous les hommes n’est pas donné instantanément à la conscience humaine. Il se lirait en filigrane dans chaque particulier. Isoler dans l’infinie diversité des particuliers ce qui est commun à tous les hommes et l’ériger en valeur universelle, est une préoccupation déjà présente dans la pensée européenne au moment où se déploient l’esclavage et la colonisation. C’est donc dans ce type de configuration intellectuelle et politique que l’Europe va penser et envisager la relation du Blanc et du non-Blanc.
Mais, pour comprendre le sens des formes de cette relation sur fond d’universalité, il me paraît indispensable de saisir l’idée d’universel, non pas en tant qu’objet philosophique, mais en tant qu’objet historique, compte tenu de l’étroitesse des liens qu’elle entretient avec l’expérience de l’esclavage et de la colonisation.
Ainsi, d’un point de vue historique, l’idée d’universel a une origine biblique. Elle a été inaugurée par le christianisme à travers la reconnaissance de l’égalité des êtres humains dans l’amour de Dieu. Mais, la cité de Dieu n’étant pas de ce monde, l’universel sous cette forme n’avait pas vocation à investir le champ politique. Il a fallu attendre la Renaissance, au XVIe siècle, pour qu’il connaisse un début de traduction dans le fonctionnement des institutions publiques. Grâce à l’humanisme. Un courant intellectuel qui, à la place de Dieu, fait de l’homme la vraie source de savoir. Cette affirmation d’autonomie permit à des légistes et à des philosophes de développer des théories sur le pouvoir qui vont accompagner l’émergence de l’État de droit. Une forme politique reconnaissant des droits civils individuels aux citoyens. Depuis, la substitution des rapports de droit aux rapports de force entre les individus d’une même société, a constitué une vraie révolution juridique qui n’aurait pas pu se réaliser en éliminant l’idée de la présence d’une dose d’universalité dans l’humain.
Certes, l’État de droit à l’époque était loin d’être démocratique et l’égalité civile n’existait pas ; mais, l’inscription de l’idée d’homme dans le droit fut un vecteur d’émancipation politique et social. En France par exemple, elle allait ouvrir la voie à l’émergence d’une revendication d’élargissement à d’autres demandes de droits, notamment politiques, dans un sens libéral. Depuis, tous ceux qui sous des formes diverses ont combattu au fil des ans pour l’obtention d’une égalité civile dans un espace démocratique, ont vu leur obstination récompensée à travers, en 1789, la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen.
Quelle légitimité y-a-t-il de nos jours, à ce que des descendants d’esclaves ou de colonisés se sentent dans une position d’extériorité par rapport à cette Déclaration ? Avant tout, parce qu’ils sont l’objet de discrimination et de stigmatisation à cause de leurs différences physiques. Or, ces différences sont ineffaçables. En plus, elles se superposent à un passé où un courant d’idée qui naît au XVIIIe siècle, en jetant la suspicion sur l’humanité d’une catégorie d’êtres humains, fait aujourd’hui encore des ravages dans les esprits.
Pourtant, pour qu’une doctrine des droits de l’homme soit reconnue dans son universalité, la condition première est que l’homme, en tant que réalité, soit promu comme une valeur. D’une certaine façon, cette idée de l’homme était présente dans l’idéal humaniste de la Renaissance quand il était entendu que l’être humain ne pouvait être considéré comme une propriété, une chose, un « sans-droit ».
Mais, consécutivement aux voyages de découvertes, la confrontation de cette idée de l’homme avec l’expérience de la colonisation allait plonger les Européens dans un embarrassant exercice de jugement. En les mettant en contact avec des peuples dont ils ignoraient l’existence, les voyages de découvertes vont les obliger à préciser le périmètre de l’humain dans un schéma inédit de relation à l’autre. À ce propos, que ce soit pour dénoncer ou justifier la brutalité des traitements infligés aux Indiens dans les territoires colonisés d’Amérique, c’est autour de la problématique de l’universalité du genre humain que vont s’organiser les débats lors de la célèbre Controverse de Valladolid opposant en 1550 Las Casas à Sepúlveda. Les Indiens sont-ils des hommes ? Une question centrale qui, par la suite, sera élargie à tous les non-Blancs.
Sous une forme littéraire ou une autre, la réponse à cette question fut théorisée en Europe jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Dans ses grandes lignes, elle était orientée par la croyance largement admise en l’existence des races. Une idée qui prend sa source dans un débat opposant au XVIIIe siècle les polygénistes aux monogénistes sur l’origine de la division raciale de l’humanité. Un personnage aussi emblématique de la pensée européenne que Voltaire, illustre représentant des Lumières, était polygéniste. Il en est de même pour Renan, l’inspirateur de l’idéal républicain français. À près d’un siècle d’intervalle, ces deux personnages défendaient l’idée selon laquelle les races ne provenaient pas d’une racine unique. À l’inverse, le naturaliste Buffon, considéré comme le pionnier en matière de théorie racialiste, était monogéniste. Il faisait reposer la preuve de l’unité de l’espèce humaine sur la capacité biologique des races à se reproduire entre elles. Toutefois, quel que soit le rapport de force entre ces deux positions, la reconnaissance par les monogénistes de l’unité de l’espèce humaine ne signifiait pas dans la conscience occidentale, égalité des espèces dans le genre humain.
Selon les monogénistes, à cause d’un déterminisme notamment géographique et climatique, certaines espèces ont connu un état de dégénérescence en s’éloignant dans le temps des zones tempérées ou l’espèce originelle, plutôt blanche, aurait subi un minimum d’altération. Le genre humain a une valeur universelle parce que les espèces dans leur diversité se ramènent à lui comme s’il s’agissait d’une essence. Mais, dans ce creuset métaphysique, les espèces dégénérées n’avaient pas vocation à fusionner avec celles jugées biologiquement plus pures. Frappées d’incomplétude, elles sont composées de sous-hommes. Ce qui les situe dans l’antichambre de l’humanité. Une représentation consacrant in fine l’idée d’inégalité entre les races.
À aucun moment cette idée n’a semblé antinomique au projet universaliste porté avec force et conviction par différents courants de pensée entre le XVIIe et le XIXe siècle, dont la pensée des Lumières. Bien au contraire, elle s’est renforcée en puisant dans le discours d’un rationalisme scientifique triomphant à l’époque, les preuves de sa justification. D’un point de vue scientifique, les différences raciales reposeraient sur l’essentialité des caractéristiques physiques des races.
Mais, dans la foulée, l’inégalité entre les races ne fut pas appréciée sur la base de la seule inscription de la différence humaine dans la biologie. Parallèlement, il y aurait une continuité, une solidarité, entre les caractéristiques physiques des races et leur aptitude morale. Toutefois, si les différences physiques sont simples à évaluer pour établir une hiérarchie interne entre les races, il a bien fallu un cadre unique de référence pour évaluer les différences morales. Cette fonction devait tout naturellement être assurée par les valeurs occidentales. À la face du monde, elles vont s’ériger en unité de mesure de l’universel, en incarnation du juste et du vrai.
Fortes de leur position hégémonique, les valeurs occidentales vont alors investir un champ bien plus large que celui de l’éthique. Le jugement de valeur va s’appliquer à toutes les différences. Il sera aussi bien éthique qu’esthétique. L’aspect physique de certains habitants de la planète, leurs habitudes et mode de vie seront comparés à l’équivalent de ce qui existe en Occident, dans le but d’instaurer une hiérarchie conjointe des races et des valeurs au sommet de laquelle trône la race blanche et la civilisation européenne. En fonction de cela, sera alors défini l’idéal politique des relations interraciales. Par exemple, les Noirs étant considérés comme des êtres inférieurs, il en va de la responsabilité des Blancs de les guider, de les éclairer afin de les civiliser.
C’est sur cet ensemble d’exemples d’injustices historiques que s’appuient les décoloniaux pour souligner la contradiction entre la générosité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et les restrictions dans les faits de l’universalité de son message. La critique est fondée, mais, à bien réfléchir, la contradiction n’est qu’apparente. Quoi qu’on dise, en dépit de son idéal universaliste, la philosophie de la Déclaration s’inscrit bel et bien dans une logique d’exclusion. Son universalisme n’est en définitive qu’un relativisme dogmatique et ethnocentrique. Il n’est que la généralisation du particulier européen aux dimensions de l’universel. Pour toutes ces raisons, la philosophie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’est pas une philosophie des droits naturels de l’homme. Elle est une philosophie centrée sur les droits politiques du sujet. Un sujet-citoyen, Blanc et masculin. Exit, aussi bien les femmes que les non-Blancs.
Toutefois, au-delà de ces considérations limitatives, les valeurs occidentales doivent-elles être jetées avec l’eau du bain ? Dans le combat mené contre l’obscurantisme à certains moments de l’histoire de la France, on ne peut nier que les concepts de raison et d’universel ont nourri une pensée philosophique dont le potentiel émancipateur s’est politiquement traduit par l’affirmation des libertés individuelles. La défense de ces libertés fait plus que jamais sens de nos jours. Ce ne sont donc pas les concepts de raison et d’universel qui, intrinsèquement, sont responsables des dérives racialistes liées au projet colonial. S’étant approprié le monopole du champ théorique et académique du savoir, l’Occident a purement et simplement instrumentalisé ces concepts pour produire un discours au service de son entreprise de domination.
Si bien que, dévoiler la perversité de cette technique du pouvoir par le mensonge et la duplicité, est pour les décoloniaux le meilleur outil permettant de déconstruire les représentations coloniales qui aujourd’hui encore encombrent les imaginaires. De la colonisation, la mémoire populaire, selon eux, aurait surtout retenu les violences politiques et physiques. Mais, ces violences étaient sous-tendues par une violence plus insidieuse, plus corrosive, portée par le savoir et le discours du colonisateur. Qualifiée d’épistémique, elle visait à l’intégration par le colonisé de représentations coloniales de son image, dans le mépris total de ce qui constitue son identité.
Il est vrai que, encore de nos jours, dans les sociétés anciennement colonisatrices ou anciennement colonisées, la violence épistémique inaugurée par la colonisation prolonge sournoisement son action en entretenant dans les esprits des schèmes de pensée induits par les théories racialistes. Bien sûr, ces théories sont difficilement soutenables de nos jours. Mais, elles impriment encore un inconscient colonial qui, à travers des discours ou des attitudes, révèle la persistance d’une vision racialisée du monde aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs. Du côté des Blancs, ces discours ou ces attitudes, fondés parfois sur de bonnes intentions morales, dans leur sens profond, réduisent immanquablement ce qui constitue l’identité des Noirs à la race. Du côté des Noirs, le souci obsessionnel de glorifier la race afin de faire mentir les préjugés racistes ayant justifié le processus d’infériorisation dont leurs ancêtres ont été les premières victimes, consolide d’une certaine façon un esprit d’enfermement racial.
Toujours est-il que, la stratégie de dévoilement des décoloniaux, si elle a légitimement pour but de déconstruire dans les imaginaires des formes avilissantes de représentations coloniales, inclut de façon radicale dans cette classification les concepts de raison, d’humanisme et d’universel. Ils sont accusés d’être une arme de domination épistémique et épistémologique de l’Occident sur le reste du monde. En toute logique, lorsque les décoloniaux dénoncent la perversité de ces concepts « faussement émancipateurs », ils ne le font pas sous un angle philosophique. Ils le font sous un angle historique. Leur critique de ces concepts n’a aucune finalité spéculative. Elle sert de support intellectuel à un objectif politique de déconstruction.
Or, dans ce cas de figure comme dans bien d’autres, un objectif politique ne saurait être une fin en soi. Déconstruire certes, mais en vue de quelle fin ? Lutter contre le racisme et ses représentations est un objectif politique ; abolir définitivement les formes raciales de la relation à l’autre est une fin ultime. La fin n’est donc pas un objet de l’activité politique ; elle est un dépassement des réalités historiques et sociales contingentes. Pour cette raison, elle ne peut se réaliser dans une activité politique de déconstruction. L’idée de fin est une aspiration, une représentation propre à l’esprit humain. On la retrouve dans le christianisme, dans le marxisme ou encore dans le libéralisme. Toutes ces doctrines insistent sur une humanité-à-venir. La pensée décoloniale ne s’écarte pas de ce schéma quand elle aspire à abolir les formes raciales de la relation à l’autre. Dans cette perspective, elle ne réfute pas tant que cela l’idée d’universel. Elle cherche à lui substituer une version non-européocentrée sous la forme d’un « pluriuniversalisme » permettant la coexistence fraternelle des identités plurielles. Cela s’appelle un idéal.
Au terme de cette réflexion, tout cela amène à penser qu’il serait intellectuellement et politiquement malhonnête de ne pas reconnaître que l’idéal d’universalité du genre humain a été perverti par la colonisation. Mais, dire pour cette raison que cela suffit à le disqualifier, apparaît comme un non-sens. Certes, un idéal peut souffrir de sa confrontation avec le réel ; mais un idéal n’est jamais vrai. En revanche, si on éprouve le besoin d’opposer l’idéal universaliste à l’idéal raciste, c’est parce qu’on lui reconnaît une supériorité éthique reposant sur le fait que, par-delà les déterminations historiques et ethnoculturelles, l’exigence de dignité est ancrée dans la condition humaine.
Quand un « racisé », pour utiliser un qualificatif décolonial, est victime de discrimination et de stigmatisation à cause de ses origines ; il ne s’indigne pas d’être humilié parce qu’il y a non-respect de sa différence. Il s’indigne d’être humilié parce que sa différence au regard de l’autre gomme totalement son appartenance à une commune humanité.