— Par Bernard Murat (Metteur en scène, acteur, réalisateur, scénariste, directeur du Théâtre Edouard-VII et Président du Syndicat national du théâtre privé -SNDTP) —
Le constat est sans appel et très inquiétant : pas une semaine sans qu’on apprenne de nouvelles coupes dans les budgets alloués par des collectivités à des théâtres publics, et ce mouvement touche à présent tous les établissements de la décentralisation théâtrale, cette histoire née dans l’après-guerre, qui a vu notre pays se doter d’un réseau unique au monde.
Quels que soient les efforts engagés par l’Etat pour contrecarrer cette tendance, et les annonces positives de ce début d’année par le premier ministre, le pire est sans doute à venir ; confrontées à des équations budgétaires impossibles, les collectivités territoriales, devenues le principal financeur de la culture, sont dans l’obligation de procéder à des arbitrages sévères.
Nous sommes, directeurs et entrepreneurs du théâtre privé, interpellés par ce mouvement, et solidaires de nos confrères du théâtre subventionné, sans que cela empêche une forme de lucidité qui nous oblige à nous interroger sur ce qu’il convient de faire pour répondre à ce repli sans précédent. Nous sommes concernés, au nom d’une communauté de destin qui unit la famille du théâtre. Comme l’a rappelé Fleur Pellerin, lors du 50e anniversaire de notre fonds de soutien, le théâtre en France marche sur deux jambes ; lorsque l’une est atteinte, l’autre n’en sort jamais indemne.
Six millions de spectateurs
Mais c’est aussi au nom de cette solidarité que nous appelons aujourd’hui à une réflexion sur notre avenir commun, face à une crise qui affecte également le théâtre privé, et qui présente tous les symptômes d’une profonde mutation. Notre conviction est qu’aucun des sujets qui nous concernent, je veux parler de la création et de la diffusion théâtrales en France, ne peut s’appréhender en dehors d’un dialogue entre l’Etat, les collectivités territoriales et nous autres, gens de théâtre.
Cette approche globale en matière théâtrale est d’autant plus indispensable que, dans un passé récent, les réflexions engagées sur les politiques publiques en faveur du spectacle vivant ont donné l’impression de minimiser l’existence d’un secteur privé du théâtre, lors même que son activité, en termes d’entrées (près de 6 millions de spectateurs par an) et de représentations, équivaut à toute la sphère subventionnée.
Il est nécessaire de promouvoir une culture du métier qui doit nous être commune
Que l’on nous comprenne bien : le propos n’est pas de profiter de la période pour présenter le théâtre privé comme un choix incontournable ; il s’agit surtout de dresser le constat que, face aux mutations en cours, il est nécessaire de retrouver et de promouvoir une culture du métier qui doit nous être commune et peut constituer une réponse aux difficultés que nous vivons.
Le succès théâtral n’a rien d’un gros mot, dans le privé comme dans le public ; il doit faire partie des objectifs de tous ceux dont la mission est de convertir le plus grand nombre de citoyens en spectateurs, et si nous sommes d’accord pour ne pas sacrifier à une logique d’« Audimat », si nous partageons la conviction qu’il nous appartient d’éveiller la curiosité du spectateur, encore faut-il veiller à inscrire cette démarche dans la durée. La recherche de l’équilibre vital entre création et diffusion n’est pas qu’une affaire de gestionnaire et doit habiter nos consciences d’hommes et de femmes de théâtre.
Défendre une certaine idée du service public du théâtre, mission qui est également nôtre dans le théâtre privé, c’est aussi nous interroger sur la meilleure utilisation partagée des équipements publics et privés, au profit du plus grand nombre de spectateurs. La disette budgétaire impose cette mutualisation accrue des moyens.
Pour dire les choses plus clairement, au nom de quoi faut-il se résigner à ce que des théâtres publics restent portes closes lors de périodes non programmées par leur direction, quand tant de nos spectacles issus de la production privée ne trouvent pas de lieux où se jouer ? En retour, quel déterminisme étroit voudrait que des spectacles créés dans les réseaux publics, et je n’oublie pas les compagnies, ne pourraient trouver une nouvelle vie dans les 60 théâtres privés que nous fédérons ?
Renforcer la diffusion
L’effort partagé que nous prônons pour renforcer la diffusion, y compris dans le théâtre privé, ne fait pas de nous des adversaires de la création. Mais c’est d’une certaine surenchère créative dont nous devons nous garder, en constatant qu’elle rate souvent son objectif, en ne donnant ni le temps, ni les moyens de la rencontre avec le public, comme d’une forme de générosité factice à l’égard des créateurs.
Comment ignorer enfin la question de l’emploi ? Comment oublier qu’un effort collectif en faveur de la diffusion, par l’allongement des périodes de travail des artistes et techniciens, serait la meilleure réponse à la fragilité du régime des intermittents, dont on sait les équilibres précaires sur lesquels il repose ? Alors oui, les temps sont difficiles, oui nous devons, théâtre public comme théâtre privé, affronter bien des adversités, voire des formes d’agression, mais n’est-ce pas dans ces moments qu’il faut savoir revenir au cœur de notre métier, et trouver ensemble des solutions pour demain ?
Et c’est bien à nous, gens du métier, de trouver des solutions innovantes et concrètes à mettre en œuvre rapidement, afin de donner un nouveau souffle au théâtre qu’il soit privé ou public. A nous de porter, plus encore par ces temps troublés, ce message que le théâtre demeure l’une des façons les plus intelligentes et civilisées de parler de ce que nous sommes et des rapports que nous entretenons avec nos semblables.