— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Un choix de société et un choix politique
Au moment où nous rédigeons cet article, la pandémie du Covid 19 continue de se répandre à travers le monde avec son cortège mortifère de décès et de personnes infectées. Cette pandémie inédite oblige les États à prendre des mesures de protection des populations et le confinement préventif est de rigueur dans de nombreux pays. Le Covid 19 est déjà présent en Haïti et plusieurs spécialistes de santé publique estiment qu’il y fera de nombreuses victimes en raison principalement des lourdes défaillances des structures sanitaires du pays. Les écoles et universités sont fermées ainsi que divers centres d’apprentissage technique, tandis que des associations de journalistes souhaitent un confinement général, d’au moins 14 jours, face à la pandémie de Covid-19 au pays (AlterPresse, 1er avril 2020). En Haïti, cette situation génère de l’anxiété, de la peur, et elle n’est guère propice à la réflexion sur des sujets de société aussi prégnants que l’éducation, les droits humains et la liberté de parole. Faut-il dès lors se laisser emporter par une certaine paralysie et s’interdire de réfléchir, individuellement et collectivement, aux solutions à apporter aux nombreuses urgences du pays ? Alors même que la lutte contre la pandémie du Covid 19 exige l’observance de mesures de prévention conjuguées des citoyens et de l’État, il est juste et légitime de poser qu’il y a lieu de poursuivre la réflexion citoyenne sur des sujets de société et sur les sujets relevant de nos champs de compétence, et que cette réflexion doit accompagner et éclairer nos interventions sur le court comme sur le long terme. Par exemple, il ne faudrait pas que le Covid 19 torpille toute réflexion sur le renforcement des libertés publiques régulièrement assiégées par le pouvoir néo-duvaliériste du PHTK (Parti haïtien tèt kale). Dans le domaine de l’éducation, les enseignants sont appelés à poursuivre leur réflexion sur les problèmes criants du système éducatif national et les réponses attendues de l’État, et les linguistes doivent continuer à réfléchir sur la situation linguistique du pays et les propositions rassembleuses qu’ils sont en mesure de faire.
C’est en ayant en tête ces impératifs de la réflexion citoyenne en lien avec notre expérience d’enseignant à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti que nous poursuivons aujourd’hui l’arpentage de deux visions opposées des rapports entre les langues officielles d’Haïti, le créole et le français, sous le titre « Unilatéralisme créole ou aménagement simultané du français et du créole en Haïti ? Un choix de société et un choix politique ». Il y a lieu en amont de rappeler que pareille réflexion a été engagée dès la publication du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., coédition Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Elle s’est poursuivie lors de la parution de « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », (par Robert Berrouët-Oriol et Hugues Saint-Fort, coédition Cidihca et Éditions Zémès, 2017) et du « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (par Robert Berrouët-Oriol, coédition du Cidihca et des Éditions Zémès, 2018). Cette réflexion s’est également poursuivie à travers de nombreux articles que nous avons publiés en Haïti ces dernières années, principalement dans le quotidien Le National. Ainsi, le lecteur curieux relira avec profit, entre autres, nos articles « Le droit à la langue maternelle créole dans la Francocréolophonie haïtienne (Le National, 27 février 2019), « Retour sur le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien (Le National, 27 août 2019), « Le « monolinguisme » créole est-il une utopie ? (Le National, 1er août 2017), ainsi que « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? (Le National, 20 et 31 août 2017).
Par « unilatéralisme créole » nous désignons la vision, d’essence idéologique, défendue par quelques rares linguistes et une très petite confrérie d’idéologues de la langue, selon laquelle Haïti serait un pays essentiellement monolingue. Et puisqu’Haïti est, selon eux, un pays essentiellement monolingue créole, seule la langue créole, à l’exclusion programmée du français, devrait être prise en compte par l’État. Au nom du juste principe de défense du créole, ils s’efforcent de nier la réalité historique que constitue le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti et ils entendent écarter la langue française du paysage linguistique haïtien en la stigmatisant. Les promoteurs de l’« unilatéralisme créole » –délaissant les outils analytiques de la linguistique–, s’expriment sur le mode de l’enfermement idéologique, du « populisme linguistique », comme nous l’avons illustré dans un récent article, « Le créole et « L’idéologie linguistique haïtienne » : un cul-de-sac toxique (Le National, 27 mars 2020). Le « populisme linguistique » se rattache à plusieurs variantes du populisme, alors même que « [les] différentes figures du populisme montrent que l’on ne peut proposer de celui-ci une définition unique, car les contextes historiques et politiques l’infléchissent de différentes façons. Il y aurait des populismes classistes, voire ethnicistes ; des populismes nationalistes, plus ou moins autoritaires, jouant sur l’identité nationale et la ségrégation ; des populismes néolibéraux ; des populismes de circonstance s’exprimant dans les campagnes électorales à l’aide d’expressions démagogiques, afin de séduire les masses populaires. » (Patrick Charaudeau : « Réflexions pour l’analyse du discours populiste , Mots – Les langages du politique, 97 / 2011). L’« unilatéralisme créole », qui prêche le « tout en créole tout de suite » au nom du monolinguisme exclusif présumé de la société haïtienne, se définit donc par la négation de l’historicité de la langue française en Haïti : il oppose entre elles nos deux langues officielles car le français serait, en soi, selon cette vision réductrice, responsable des maux de la société et de l’échec de l’enseignement en Haïti. Pareille diabolisation/stigmatisation de la langue française en Haïti par les porteurs de l’« unilatéralisme créole » est contraire aux enseignements du linguiste haïtien Pradel Pompilus qui a longuement étudié la complexité de la cohabitation entre le créole et le français au pays et qui nous a appris à ne pas dresser les langues l’une contre l’autre (cf. son texte peu connu, « Le fait français en Haiti , Actes du colloque sur les ethnies francophones, Nice, 26-30 avril 1968, Persée, 1969 / 7). Pradel Pompilus a certainement été le premier scientifique haïtien à exposer avec clarté la réalité de la « convergence linguistique », dans la Francocréolophonie haïtienne, entre le français et le créole, en dehors de toute myopie historique et de tout réductionnisme linguistique. Observateur impartial de la situation linguistique du pays, il a élaboré le trop peu connu « Lexique créole-français » qui est en réalité sa thèse complémentaire, à l’Université de Paris, en 1958, suivi d’une volumineuse somme, sa « Contribution à l’étude comparée du français et du créole » (volume I, phonologie et lexique (1973) ; volume II, morphosyntaxe (1976), Éditions Caribéennes, Port-au-Prince). Et dans le contexte de la publication de son fameux « Manuel d’initiation à l’étude du créole » (Éditions Impressions magiques, Port-au-Prince, 1983), Pradel Pompilus nous instruit de sa vision pionnière en ces termes : « Le créole représente à mes yeux plus qu’un simple procédé pédagogique, mais un moyen d’opérer la réconciliation avec nous-mêmes, susciter le respect de nous-mêmes, gage du respect des autres… Ce que je défends dans ce livre, c’est, au-delà d’un vrai bilinguisme, l’unité et la solidarité nationale sans quoi il n’y a pas de vrai développement. »
Il est utile de rappeler de quelle manière s’est exprimé l’« unilatéralisme créole » ces dernières années en Haïti et en outre-mer. Ainsi, le linguiste haïtien Yves Dejean, de langue maternelle française et élevé dans un environnement familial où le français était la langue quotidienne de communication, soutient l’idée qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010) –ou encore que « Fransé sé danjé , (Yves Dejean : revue Sèl, n° 23-24, New York, 1975). L’« unilatéralisme créole » des prédicateurs créolistes se donne à mesurer également au creux de l’article écrit par Tara García Mathewson, « How Discrimination Nearly Stalled a Dual-Language Program in Boston (The Atlantic.com, 7 avril 2017), dans lequel pince sans rire le linguiste Michel DeGraff, cité par l’auteure, assène que « We became free in 1804 but THROUGH THE FRENCH LANGUAGE we did remain colonized » (les majuscules sont de nous, RBO). Les Haïtiens seraient donc restés « colonisés » en raison de l’existence de la langue française en Haïti… Plus près de nous, dans un « post » émis sur Facebook et daté du 21 mars 2020, le linguiste Michel DeGraff –connu pour la rigueur de plusieurs de ses études sur le créole mais expulsé « macoutiquement » en 2018 de l’Académie créole sans justification crédible de celle-ci–, s’exprime comme suit : « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM. Dokiman sa a se yon atik nan jounal SYANTIFIK Haitian Studies Association (Journal of Haitian Studies). Si kreyòl la ka sèvi pou LASYANS, li ka sèvi nan LEKÒL, nan INIVÈSITE, nan PALMAN tou, kòm sa dwa, san fòs kote, san baryè. Ayiti se yon peyi ENDEPANDAN depi 1804. Nou pa dwe kite lang franse a mete baboukèt nan bouch okenn sitwayen—ni sou ban lekòl, ni nan aktivite pwofesyonèl, ni nan biwo leta, ni nan tribinal, ni nan palman… Ayiti pa fouti devlope si n kontinye ap mete baboukèt sou lang nasyonal nou an. LANG KREYÒL LA SE MOTÈ POU EDIKASYON, LIBERASYON, JISTIS, DEVLÒPMAN, DIYITE AK RESPÈ DWA MOUN ANN AYITI. http://linguistics.mit.edu/…/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch… » / « Le créole est un langage scientifique fort. Ce document est un article dans le journal scientifique Haitian Studies Association (journal des études haïtiennes). Si le créole peut être utilisé pour la science, il peut être utilisé à l’école, à l’université, au parlement aussi, comme juste, sans barrières. Haïti est un pays indépendant depuis 1804. Nous ne devrions pas laisser la langue française mettre le peuple dans la bouche d’un citoyen — ni à l’école, ni au bureau de l’état, ni au parlement… Haïti ne peut se développer si nous continuons à mettre la folie sur notre langue nationale. La langue créole est le moteur de l’éducation, la libération, la justice, le développement, la dignité et le respect des droits de l’homme en Haïti. http://linguistics.mit.edu/wp-content/uploads/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch dife.pdf ». C’est donc bien la nécessité de la mise en place d’un dispositif de didactisation de la langue créole que réfute Michel DeGraff sous couvert de « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM ». Ce « sermon » identitaire et « nationaliste » est d’ailleurs en phase avec la complaisance de Michel DeGraff vis-à-vis certaines interventions dans le domaine éducatif du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe (2011-2015) connu pour sa corruption généralisée, la criminalisation du pouvoir d’État livré aux « bandits légaux » et la dilapidation des caisses de l’État. Ainsi, dans l’article « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive » (Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017, p. 182), Michel DeGraff assume qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire. » Michel DeGraff ne pouvait pas ne pas savoir que le PSUGO du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe a été largement décrié en Haïti par de très nombreux enseignants comme l’atteste bien, à la suite d’une enquête fouillée, la série d’articles parus sur AlterPresse en 2014, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II, III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif ». Le système prédateur et scandaleusement corrompu du PSUGO a également été rigoureusement ausculté par Charles Tardieu, spécialiste des sciences de l’éducation et enseignant-chercheur, dans son article fort bien documenté daté du 30 juin 2016, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti . Charles Tardieu est aussi l’auteur d’une série de quatre articles sur le PSUGO parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Haïti : le PSUGO, une catastrophe programmée (1/4) , 4, 5, 6,7 août 2016).
L’« unilatéralisme créole » s’est aussi manifesté en Haïti par la publication en 2018 du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») dont nous avons parlé dans notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? (Le National, 7 juin 2018). Alors même que ce livre n’a eu aucun écho auprès des enseignants et des linguistes en Haïti, il illustre bien le caractère illusoire et fantaisiste des idées hétéroclites des tenants de « l’idéologie linguistique haïtienne » dont se réclament les idéologues créolophiles, membres ou pas de l’Académie créole. Pour sa part, Bito David –ingénieur-agronome, diplômé en gestion administrative et spécialiste en éducation multiculturelle selon Le Nouvelliste du 18 juin 2014, et qui a publié plusieurs livres en français–, voit dans le fait français en Haïti un « crime », une « aberration », un « virus mental et psychologique » : « Edike yon Ayisyen nan lang franse se yon krim, yon aberasyon, yon mechanste ke anpil nan nou viktim, epi ki lage nou nan yon viris mantal ak sikolojik ki ap minen piti piti tout sa ki ta kapab ede n makonen ak reyalite lavi nou nan koneksyon ak kominote nou, fondasyon n kom yon pep patikilye ak anviwonnman nou. » Ainsi, éduquer un Haïtien en français serait « un crime, une aberration » ; pire : « un virus mental » qu’il faudrait combattre par la « créolisation » du système éducatif en Haïti (Bito David : « Pou kreyolizasyon sistèm edikasyon peyi Ayiti , Facebook, 27 août 2017). L’« unilatéralisme créole » est donc un mirage à tous les étages de l’édifice social haïtien, et il n’arrête pas d’enfermer la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne dans les filets pré-analytiques de l’idéologie, dans le cul-de-sac de la confusion et de la mise à l’écart ou de l’ignorance assumée des sciences du langage. Dans tous les cas de figure, les données empiriques dont nous disposons ainsi que nos échanges réguliers avec des enseignants oeuvrant en Haïti confortent le constat que les idées véhiculées sous couvert d’« unilatéralisme créole » trouvent très peu d’écho dans la société haïtienne. Selon les témoignages que nous recueillons régulièrement, de nombreux enseignants, langagiers et cadres de l’éducation adhèrent plutôt à la vision de l’aménagement des deux langues officielles du pays.
La vision de l’aménagement de nos deux langues officielles, le français et le créole, défendue par les « linguistes aménagistes » s’appuie sur les travaux théoriques en aménagement linguistique et en droits linguistiques et l’expérience de terrain de linguistes reconnus à l’échelle internationale pour la grande qualité et la rigueur scientifique de leurs contributions : Jean-Claude Corbeil, Pierre Auger, Joseph-G. Turi, Christiane Loubier, Louis-Jean Rousseau, Jean-Pierre Cuq, Jacques Leclerc, Loïc Depecker, Jacques Maurais, Louis-Jean Calvet, etc.
La vision de l’aménagement linguistique en Haïti est l’objet depuis plusieurs années d’un vigoureux plaidoyer mené par les « linguistes aménagistes » et plusieurs écrivains haïtiens, entre autres le romancier et essayiste Lyonel Trouillot, auteur de « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? (« Quelle politique linguistique pour Haïti ? », Le Nouvelliste, 7 juillet 2005), et le poète Georges Castera. Le plaidoyer des linguistes est explicitement consigné dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., coédition Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). En conformité avec la « Déclaration universelle des droits linguistiques » (Barcelone, 1996), les « linguistes aménagistes » plaident pour un aménagement conforme aux droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens, unilingues créolophones et bilingues créole-français, et pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti. Ils plaident pour que l’État haïtien élabore et mette en œuvre une politique nationale d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays d’où sera issue la politique linguistique éducative d’Haïti. En sus du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., coédition Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), plusieurs textes publiés en Haïti et en outre-mer confortent cette vision de l’aménagement de nos deux langues officielles ; parmi eux le lecteur relira avec profit : « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique , par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 11 octobre 2017 ; « L’aménagement du créole et du français en Haïti : promouvoir une vision rassembleuse , par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 28 décembre 2017 ; « Les grands défis de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique , par Robert Berrouët-Oriol, Potomitan, 2 mai 2019) ; « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti , par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 7 novembre 2019 .
Ce qu’il faut également, en toute rigueur, retenir des propositions des « linguistes aménagistes », c’est que leur vision prend appui sur un projet de société –un choix de société et un choix politique que consignent, au plan jurilinguistique, les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Un choix de société puisqu’il s’agit, dans l’ensemble du texte constitutionnel, d’établir un État de droit garant de toutes les libertés citoyennes ; un choix politique car l’établissement de l’État de droit doit prémunir le pays, transformé en immense prison à ciel ouvert durant trente ans par la dictature duvaliériste, de tout retour au terrorisme d’État mis en œuvre sous Duvalier père et fils. Au plan jurilinguistique, en son article 5, la loi-mère stipule que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». Et l’article 40 pose qu’ « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » Il y a lieu ici de souligner que la Constitution de 1987, rédigée simultanément en créole et en français a été, lors d’un référendum massif, votée à 98% par la population en âge de voter. Les articles 5 et 40 de notre loi-mère –qui attestent l’historicité de notre patrimoine linguistique bilingue créole-français–, consignent la vision d’un pays dans lequel doit être instauré le « bilinguisme institutionnel » et le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » voulus par l’Assemblée constituante et approuvés par la population lors de son vote référendaire massif. C’est le sens explicite du Préambule de la Constitution de 1987, qui précède et annonce les articles 5 et 40 de notre loi-mère et qui se lit comme suit : « Le Peuple haïtien proclame la présente Constitution (…) « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, PAR L’ACCEPTATION DE LA COMMUNAUTÉ DE LANGUES ET DE CULTURE et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » (Les majuscules sont de nous, RBO.) La reconnaissance de l’historicité de notre patrimoine linguistique bilingue créole-français dans la Constitution de 1987 écarte en amont toute prétention de cohérence linguistique à l’« unilatéralisme créole » : elle établit formellement la légitimité constitutionnelle du choix de société et du choix politique voulus par les constituants, à savoir l’établissement en Haïti du « bilinguisme institutionnel » et du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » auquel a droit l’ensemble des locuteurs haïtiens (sur ces deux notions, voir le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », par Robert Berrouët-Oriol et al., coédition Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Ce choix de société est d’abord un choix politique légitimé dans un texte constitutionnel, et, comme le pose explicitement le Préambule de la Constitution de 1987, il passe « (…) par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». Le lecteur attentif aura noté que le Préambule de la Constitution de 1987 use du « s » du pluriel à « langues », et que le texte constitutionnel fait appel à la notion de « communauté » pour consigner le fait que la communauté nationale se construit à travers ses langues historiquement constituées, le créole et le français, et à travers sa culture qui au cours des ans s’est exprimée dans nos deux langues (voir « Langues et authenticité culturelle dans le cas d’Haïti , par Nadève Ménard ; communication présentée au Cidihca, à Montréal, le 2 avril 2018).
C’est précisément sous cet angle jurilinguistique et historique qu’il faut comprendre que la Constitution de 1987 consigne la réalité que le créole et le français sont deux langues nationales en Haïti au sens particulier où ces deux langues –depuis l’adoption le 1er janvier 1804 de l’Acte de l’indépendance d’Haïti rédigé en français–, font partie de l’héritage historique de la nation. Les constituants de 1987, dans la continuité de cet héritage, ont donc posé les balises constitutionnelles du bilinguisme d’État (ou bilinguisme institutionnel), d’un choix de société et d’un choix politique qu’il incombe à l’État de mettre en œuvre. (Sur la notion de « bilinguisme institutionnel », voir Jacques Leclerc : « Lapolitiquedubilinguismeinstitutionnel », dans « Les législations linguistiques en Amérique du Nord », revue Télescope, vol. 16, n° 3, 2010.)
Il appartient à l’État haïtien d’élaborer et de mettre en œuvre sa politique nationale d’aménagement de nos deux langues officielles. Pieds et poings liés en raison de son lourd déficit de vision et de volonté politique, l’État ne l’a pas fait depuis l’adoption de la Constitution de 1987 (voir notre article « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti , Le National, 15 mars 2019). De manière liée, il appartient à l’État haïtien d’élaborer et de mettre en œuvre sa politique linguistique éducative, notamment à travers l’adoption d’une loi contraignante dans le domaine éducatif pouvant garantir l’effectivité d’une compétente didactique du créole et d’une didactique renouvelée du français en milieu scolaire (voir notre article « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti , Le National, 10 mars 2020). De la réforme Bernard de 1979 à nos jours, l’État haïtien n’a voté aucune loi définissant sa politique linguistique éducative. À défaut d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation, l’État se contente de demi-mesures et il navigue à vue à l’aide de « directives ministérielles » et de « plans » sans lendemains, comme on l’a vu à l’annonce du dernier « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » (voir là-dessus notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative , Le National, 31 octobre 2018). Il faut ainsi prendre toute la mesure de la pertinence de l’interrogation du poète Georges Castera consignée dans l’un de ses derniers textes : « Toute réflexion sur les langues devrait s’accompagner d’une réflexion sur la politique éducative : en quelle langue enseigner ? À quel niveau enseigner dans telle ou telle langue ? (…) En ce qui a trait à l’enseignement en créole, je voudrais considérer ici deux aspects : la scolarisation et l’alphabétisation. Il est indispensable que les éducateurs acquièrent la capacité d’usage de la langue, la maîtrise de son lexique, de sa syntaxe pour sortir le créole de la vulgate populiste qui travaille en creux la plupart des textes produits en créole. » (Georges Castera : « Quelle politique linguistique pour Haïti », dans « L’intelligence est inquiète / Textes critiques et théoriques », Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2017.) Auparavant, Georges Castera a livré l’éclairage suivant : « Je me refuse à penser que le français dans notre pays serait seulement la langue des nantis, et le créole exclusivement celle du peuple. Penser ainsi serait entre autre attribuer une essence aux langues, une fois pour toutes faisant abstraction des pratiques langagières, qui, elles ont un caractère de classe » (cf. « Georges Castera – Entretien avec Bonel Auguste et Nadève Ménard », dans « Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006) », Paris, Karthala, 2011).
L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti est un choix de société et un choix politique que la société civile organisée devra contraindre l’État à élaborer et à mettre en œuvre. Dans cette optique, il appartient à la société civile organisée de définir les voies et moyens d’atteindre cet objectif. L’aménagement linguistique en Haïti, entreprise hautement politique, exige aussi de porter un autre regard sur les langues et sur les rapports entre les langues. Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida –auteur de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine », éditions Galilée, 1996–, le romancier, philosophe et essayiste martiniquais Édouard Glissant –auteur, entre autres, de « Le discours antillais », (Seuil, 1981) Paris : Gallimard, 1997 – texte remanié de sa thèse de doctorat–, nous enseigne ce qui suit : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretien avec É́douard Glissant », par Lise Gauvin, revue Études françaises, « L’Amérique entre les langues »,
volume 28, numéros 2 – 3, automne – hiver 1992.)
Montréal, le 6 avril 2020