— Par Guy Lordinot —
« Entre l’intégration et la désintégration, il y a place pour l’invention. » (Aimé Césaire) C’est sur le fondement de cette citation que j’ai nourri la réflexion relative à l’avenir de la Martinique que je vous livre ici.
L’intégration aurait pu être obtenue par l’application du principe de continuité territoriale qui consiste à considérer qu’il n’y a aucune distance géographique entre la France hexagonale et les départements d’Outre-mer. Tel était l’esprit (non écrit) de la loi du 19 mars 1946 qui érige la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion en départements. Pour des raisons financières, le gouvernement est résolument hostile à cette conception.
La désintégration est la voie sur laquelle la Martinique se situe actuellement. Une étude récente de l’INSEE montre qu’elle conduit à notre extinction. Telle est la conclusion que nous pouvons tirer de l’étude récente de l’INED (Institut National d’Études Démographiques) réalisée pour l’Union Européenne (disponible sur internet).
L’invention peut être de faire vivre la Méditerranée Amérindienne une utopie refondatrice. Son ambition est de permettre aux Martiniquais de retrouver leur culture caribéenne. Nos ancêtres en Martinique ont connu la colonisation et l’esclavage : ils étaient à la fois les maîtres et les esclaves.
Puis, avec l’abolition de l’esclavage en 1848, la liberté est arrivée pour les anciens esclaves. Une liberté théorique au départ car pour avoir les moyens de vivre les nouveaux libres n’avaient qu’une possibilité : travailler sur les plantations des maîtres. Au fil des années, la liberté a fini par devenir un peu plus effective. Au cours des années 1880, l’école laïque a créé une ouverture qui a permis l’émergence d’une classe importante de maîtres laïques. Avec passion, ces Martiniquais, hommes et femmes, enseignaient à leurs élèves la lecture, l’écriture, l’instruction civique, la morale, les mathématiques mais aussi l’amour de la France, la mère patrie, qu’ils vénéraient. Leur but principal était de faire accéder le maximum d’élèves à un meilleur statut social, un statut de fonctionnaire principalement.
Malgré les modestes moyens dont ils disposaient, leur mission a été fructueuse. Dans toutes les communes, des maîtres laïques dispensaient leur savoir et transmettaient l’éducation héritée de leurs parents. Beaucoup de ces enseignants s’engageaient dans la lutte syndicale ou politique afin d’arracher au gouvernement de meilleures conditions de vie pour l’ensemble de la population. Ils ont notamment lutté victorieusement pour obtenir le bénéfice de la prime de vie chère que l’État accordait aux fonctionnaires « européens ».
Pwemié fanmiy sé vwazen
Les générations suivantes, celles qui sont nées dans l’entre deux guerres mondiales ou juste après la seconde, ont pris le relais des luttes. Certains jeunes ont choisi la voie politique, d’autres la voie culturelle. Citons deux exemples.
Le premier concerne les fondateurs de l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique) en 1962. Ils martelaient un slogan : « La Martinique aux Martiniquais ».
A cause de ce slogan, parmi eux, certains ont subi des persécutions et même des peines de prison.
Que subsiste t-il aujourd’hui de leur combat ? Rien ou presque.
Le second se situe dans le domaine de la culture. De jeunes musiciens se sont regroupés avec de jeunes guadeloupéens pour fonder en 1979 un groupe musical devenu international : Kassav. Leur musique – profondément caribéenne – a conquis et enchanté des dizaines de millions de personnes sur la planète tout entière. Ils ont démontré que notre musique avait une valeur universelle.
Quel groupe musical peut aujourd’hui suivre cet exemple tracé par ces pionniers ? Ces jeunes que l’on peut citer à titre d’exemple, étaient les héritiers de ces Martiniquais qui préfiguraient un peuple, un peuple en devenir proche.
Avec le temps, les Martiniquais sont devenus de moins en moins caribéens, de plus en plus européens.
Autre fait inquiétant : l’INSEE nous annonce le déclin important de la démographie. La population vieillit, une bonne partie de la jeunesse s’expatrie. Une population qui diminue fortement, une culture qui ne se transmet pas, quel avenir attend les Martiniquais sinon l’extinction ?
Nos parents nous l’ont affirmé : pwemié fanmiy sé vwazen (nos voisins sont notre première famille).
Or, depuis la colonisation, l’État contraint les Martiniquais à se détourner de leurs voisins caribéens. L’essentiel des relations s’effectue avec la France hexagonale. Le verrou a été assoupli ces dernières années mais les échanges demeurent difficiles et très limités.
La conséquence de cette politique est bien entendu une déculturation, une grande difficulté à se développer sur le plan économique et de surcroît un niveau de prix particulièrement élevé qui génère et perpétue une grande pauvreté.
Quels remèdes pour tenter de stopper le naufrage ?
Il en existe deux :
– Que l’État, en application du principe d’égalité entre les citoyens, mette en place la continuité territoriale comme il l’a fait en Corse.
– Que l’État permette des échanges commerciaux et culturels libres avec les pays de notre proche environnement, les pays de la Caraïbe.
Pour le premier remède, le principe est simple : l’État supprime l’octroi de mer et prend en charge les surcoûts liés à l’éloignement de la Martinique par rapport à l’Europe. Il s’agit notamment des coûts des transports maritimes ou aériens. On en est loin ».
L’Etat montrant clairement son hostilité à la mise en œuvre de la continuité territoriale, il ne reste donc que le second remède : favoriser l’éclosion d’une zone de prospérité économique dans la Caraïbe.
Avantages du second remède :
– Des sources d’approvisionnement se situent dans le proche environnement de la Martinique.
– Les importateurs et distributeurs pourront par conséquent s’approvisionner à un meilleur coût au plus près de notre pays. Il leur sera donc possible tout en maintenant leurs marges, de réduire sensiblement les prix de vente de leurs produits.
– Les consommateurs martiniquais auront à leur disposition des produits alimentaires cultivés dans leur environnement, ainsi que cela est fortement recommandé aujourd’hui, aussi bien pour des raisons sanitaires que pour la lutte contre le dérèglement climatique.
– Les Martiniquais pourront en baignant dans leur environnement naturel, reconquérir leur culture caribéenne dont la disparition s’est accélérée depuis les années 1990.
La Méditerranée est une mer fermée située entre le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique. Les échanges maritimes entre les pays riverains ont permis à ces derniers de connaître un essor économique considérable. Il est envisageable de reproduire ce modèle autour de la mer des Caraïbes. Elle est entourée des grandes et petites Antilles d’un côté et des pays d’Amérique centrale qui leur font face de l’autre côté. Ce nouvel espace économique pourrait porter le nom symbolique de « Méditerranée amérindienne ». La création d’un réseau dense de transports maritimes et aériens permettrait l’intensification des échanges. Il en résulterait automatiquement un développement à croissance rapide, la population des pays baignant dans cette Méditerranée s’élevant à environ 220 millions d’habitants. A condition toutefois que l’Etat lève préalablement les obstacles juridiques.
Sont concernés, outre les Antilles, plusieurs pays du continent américain : Guatemala, Salvador, Belize, Honduras, Nicaragua, Costa Rica, Panama, Colombie, Venezuela.
De plus les Etats Unis et le Mexique se situant juste au débouché de la mer sur le golfe du Mexique, il est raisonnable de penser qu’ils seront inévitablement intégrés au courant d’échanges naissant dans cette région. Situés plus au Sud, Guyana, Surinam, Guyane pourraient également s’y rattacher.
Dans notre environnement géographique
On imagine aisément les potentialités offertes par un si grand bassin de population. Une telle opération présente l’immense avantage de rassembler tous les Martiniquais autour d’un combat pour la valorisation de la Méditerranée Amérindienne. Pour gagner la cause, il est impératif que les importateurs et distributeurs qui sont essentiellement des békés, interviennent auprès du gouvernement pour opérer cette véritable révolution. Ce dernier en effet risque d’y être hostile car il s’agit de remplacer les fournisseurs français de l’Hexagone par des fabricants des pays de la zone caraïbe et américaine. De ce fait, le marché captif que constitue la Martinique (ainsi que la Guadeloupe et la Guyane) serait perdu pour les fournisseurs actuels. En raison de l’ampleur de cet enjeu, seule la puissance économique martiniquaise – détenue par des békés – a la capacité de vaincre l’opposition de l’Etat. Les denrées alimentaires et les produits non alimentaires consommés ou utilisés chez nous proviennent pour l’essentiel de l’importation. Les importateurs qui sont en même temps les distributeurs font partie pour la plupart de la « caste békée » (expression péjorative) qui regroupe les descendants des esclavagistes venus d’Europe au début de la colonisation de la Martinique… Actuellement certains Martiniquais leur mènent une guerre féroce.
N’est-il pas préférable de tenter de les amener à s’approvisionner en denrées alimentaires et produits non alimentaires dans notre environnement géographique plutôt qu’en France hexagonale ?
Ils pourraient ainsi nous proposer à meilleur coût des produits alimentaires plus proches de notre tradition alimentaire. Certains de ces produits sont déjà fabriqués localement, mais en quantité insuffisante. Une plus forte demande permettrait de développer leur production, grâce à l’importation dans les pays voisins des matières premières agricoles nécessaires à la satisfaction du marché.
La bataille à mener est fondamentalement économique puisqu’il s’agit de réduire les prix à la consommation. Cependant, la bataille politique demeure nécessaire et indispensable, elle doit venir en appui vigoureux de la revendication économique. La victoire obtenue, on peut imaginer que les producteurs européens, notamment les français, seront tentés de venir s’implanter dans cette zone afin de conserver leurs marchés et même d’en gagner dans les pays de la zone. Il existe là, pour l’Union européenne, une opportunité de diffuser dans notre zone ses normes de production, notamment sur le plan alimentaire.
Une telle opération permettrait à l’évidence, de proposer des débouchés à nos jeunes diplômés, de mettre en place des formations pour satisfaire les nouveaux besoins de main d’œuvre, de dynamiser la production industrielle de la Martinique.
Créer la Méditerranée Amérindienne, telle est l’utopie refondatrice que je propose à l’ensemble des martiniquais afin de recréer la solidarité qui caractérisait notre société. Elle veut être un défi gagnant-gagnant pour l’ensemble des composantes de notre société…
Elle nous offre la possibilité de faire enfin émerger le Martiniquais véritable ni bassisté ni colonisé, mais acteur de son devenir.