— Par Selim Lander —
La biennale d’Aix-en-Provence qui se déroule cette année du 21 septembre au 14 décembre accueille un certain nombre de spectacles théâtraux ou non (1) programmés par ou en co-production avec – comme c’est le cas ici – le Théâtre du Bois-de-l’Aune. Après Bye Heart de Tiago Rodrigues (2), voici une pièce de Mariano Pensotti commandée par le Festival d’Avignon pour des représentations hors les murs dans des lieux non dédiés au théâtre afin d’attirer un public non habitué, avec toutes les contraintes que cela suppose : espace restreint, non équipé, décor facilement transportable. À Aix, elle est présentée sur le plateau du théâtre de l’Archevêché où sont installés trois gradins, un moyen de sortir des lieux habituels du théâtre (un plateau n’étant pas destiné aux spectateurs) et de s’en tenir à une petite jauge. Aix, cependant, n’est pas un village et les amateurs de théâtre – sans parler des autres – y sont nombreux et nombreux furent ceux qui se sont retrouvés privés de ce spectacle donné seulement deux fois.
D’autant que Mariano Pensotti, dramaturge et metteur en scène argentin à qui l’on doit de nombreuses pièces, n’est pas un inconnu dans notre pays. Ainsi était-il déjà invité en Avignon en 2015 pour la pièce Cuando vuelva a casa voy a ser otro (Quand je rentrerai à la maison je serai autre) (3), une pièce politique en espagnol sous-titré qui faisait appel à quatre comédiens, où la dictature argentine se trouvait évoquée. Une ombre vorace, interprétée par deux comédiens qui s’expriment en français, moins ambitieuse, traite plutôt de l’intime, celui de deux personnages dont l’un sera l’interprète de l’autre. Le titre vient de Pétrarque, lequel relata dans une lettre à son confesseur datée de 1336 son ascension (vraie ou imaginée, la question est débattue) du Mont Ventoux. « L’ombre vorace » serait donc celle de cette montagne chère au cœur de tous les Provençaux à l’instar de la Sainte-Victoire et Pétrarque résidait alors en Avignon. Des rapprochements qui ont certainement inspiré Pensotti.
Il est donc question de montagne dans la pièce mais celle dont il s’agit ici est bien plus « vorace », puisque c’est l’Himalaya lui-même, le « toit du monde », là où la père de Jean a trouvé la mort. Des années plus tard, Jean se lancera sur ses traces ; l en tirera un livre qui sera porté au cinéma avec Michel dans le rôle principal. La pièce est donc aussi un making of de ce film, comme on le voit sur la photo qui montre simultanément, à gauche, Jean réalisant la véritable ascension et, à droite, Michel qui la reproduit pour le film. L’effet miroir est constant dans la pièce, depuis le début où les deux comédiens, respectivement à jardin et à cour, marchent sur des tapis roulants tandis que Michel répète en écho ce que dit Jean. Deux tapis roulants étaient déjà présents dans Cuando vuelva a casa voy a ser otro mais ils se mouvaient alors en sens contraire et disposés l’un contre l’autre, permettant aux comédiens de passer aisément de l’un à l’autre.
Le mur d’escalade est le seul décor d’Une ombre vorace, blanc d’un côté (comme un écran de cinéma ?), couvert de miroirs de l’autre ; il peut tourner sur lui-même et se divise en trois dans le sens de la hauteur. S’ajoutent quelques projecteurs, parfois éblouissant quand ils se reflètent dans le miroir, et une musique discrète se fait entendre par intermittence.
Le « coup de théâtre » de la pièce n’est absolument pas crédible et la relation entre Jean et Michel pourrait être davantage exploitée ; on a plutôt affaire à deux discours parallèles, chacun creusant ses sentiments intimes, mais c’est après tout le parti retenu dès le départ avec ces deux personnages qui ne se rencontrent presque jamais sur le plateau et l’on ne saurait le reprocher à Pensotti, même si le spectateur reste, à cet égard, sur sa faim. Comme toujours chez ce dramaturge, le spectacle est enlevé, il est impossible de trouver le temps long et un humour presque constant dont le ressort est l’auto-dérision, chez Jean, en fait tout le sel. Bref, si Une ombre vorace n’est pas le chef d’œuvre de l’Argentin, c’est une pièce bien menée qui plaît aux initiés et à laquelle on souhaite d’atteindre le plus largement possible cet « autre public » pour lequel elle fut conçue.
(1) https://mondesfrancophones.com/comptes-rendus-2/ouverture-de-la-biennale-daix-en-provence-les-planetes/
(2) Voir notre article à paraître dans Critical Stages-Scènes Critiques, n° 30, décembre 2024
(3) https://www.madinin-art.net/avignon-2015-18-qui-sommes-nous-mariano-pensotti/
Une ombre vorace de Mariano Pensotti (texte et m.e.s.), avec Cédric Eeckhout et Élios Noël, Aix-en-Provence, Palais de l’Archevéché, 11 et 12 octobre 2024.