« Dèpi ou brilé bwa, fo ou fè chabon. »
— Par Jean-Marie Nol —
Une crise de la vie chère peut en cacher une autre en Martinique. Les faits et les statistiques parlent d’eux-mêmes. Mais de quelle autre crise s’agit-il, alors même que celle liée à la vie chère semble encore loin d’être résolue ? Derrière les tensions sur les prix, une autre construction, plus silencieuse mais tout aussi décisive, est en cours : l’émergence, pour la première fois dans l’histoire de la Martinique, d’une forme de populisme qui menace de déstabiliser l’île . Ce mouvement prend racine dans un activisme citoyen dominant et affiche une tonalité de néo-nationalisme. Nul doute que le RPPRAC, organisation militante en première ligne, est en train de se transformer en un acteur politique d’envergure. Toutefois, au-delà de ces considérations politiques, un autre danger plane : l’apparition imminente d’une crise économique et financière qui menace de fragiliser encore davantage le territoire. La Martinique se trouve dans une situation économique et financière préoccupante, exacerbée par plusieurs facteurs qui menacent son équilibre proche. D’une part, les difficultés budgétaires de la France limitent les capacités d’aide de l’Hexagone. Avec un déficit budgétaire atteignant 173,783 milliards d’euros à fin septembre, la France réduit ses soutiens aux territoires d’outre-mer, y compris la Martinique, qui reste largement dépendante des transferts financiers publics.
D’autre part, les récentes émeutes ont entraîné un retrait des assureurs du marché, qui refusent désormais de couvrir les dommages liés aux émeutes et violences. La résiliation des contrats d’assurance prive de nombreuses entreprises martiniquaises de protection contre des risques majeurs, compromettant ainsi leur viabilité. Sans assurance, il devient difficile pour les entreprises de sécuriser des financements bancaires, car les institutions financières exigent généralement des garanties pour octroyer des prêts. Cette situation expose le tissu économique local à une vulnérabilité accrue, freine les investissements et réduit la capacité des entreprises à se développer ou à rebondir face aux aléas.
Pour les années à venir, l’économie martiniquaise pourrait donc faire face à un contexte de stagnation, voire de récession, en raison de ces contraintes cumulatives. Sans soutien financier extérieur et sans couverture assurantielle adéquate, les entreprises risquent de voir leur compétitivité se détériorer, menaçant ainsi directement les emplois locaux et l’attractivité économique de l’île. La baisse des investissements, déjà perfectible, qu’ils soient publics ou privés, pourrait également affecter le développement des infrastructures et les projets économiques, freinant les perspectives de croissance de la Martinique.
Dans un tel contexte, les efforts de diversification économique, d’autonomie budgétaire et de renforcement des initiatives locales seront complètement annihilés, et malheureusement la Martinique risque fort de ne pas pouvoir réduire sa dépendance aux aides extérieures et assurer un développement résilient face aux incertitudes.
La situation économique et financière de la Martinique est aujourd’hui alarmante, marquée par des crises qui se superposent et se renforcent. Vieillissement accéléré, pauvreté croissante (avec un taux avoisinant les 27,4 %, soit près du double de la France hexagonale) et inflation galopante se conjuguent pour étouffer l’économie locale. À cela s’ajoute la pression d’une mobilisation citoyenne exigeante. Les activistes du RPPRAC, frustrés par les résultats mitigés des négociations, appellent désormais à boycotter les entreprises locales de la grande distribution, espérant ainsi faire chuter les prix des produits alimentaires dans leur ensemble, au-delà des simples biens de première nécessité. Mais cette tactique radicale, qui cible notamment quatre grands groupes de distribution, dont celui du groupe Bernard Hayot, pourrait être un pari risqué. En effet, si les ventes reculent durant la période clé des fêtes, les répercussions financières pourraient s’avérer graves pour les entreprises, menaçant de compromettre leurs résultats annuels et les emplois qu’elles génèrent.
Les militants du RPPRAC comptent sur l’effet de ce boycott pour contraindre les grands groupes à revoir leurs marges et, dans l’idéal, à abandonner une partie de leur présence en Martinique. Cependant, cette éventualité pourrait se révéler contre-productive pour l’île, où la dépendance alimentaire est une réalité inéluctable. Si les grands groupes décident de réduire leurs activités en réponse aux pressions, la population pourrait voir l’offre alimentaire diminuer, intensifiant ainsi le problème de la vie chère en raison d’une concurrence affaiblie. Les circuits d’approvisionnement de la Martinique, constitués de nombreux intermédiaires, ajoutent également des coûts significatifs aux produits importés, expliquant en partie l’ampleur des marges pratiquées localement. Bien que des initiatives locales comme les circuits courts et les AMAP aient émergé, elles peinent encore à satisfaire les besoins d’une population nombreuse. Une autonomie alimentaire réelle nécessiterait des investissements considérables en infrastructures et en logistique, avec des défis qui vont bien au-delà de l’engagement actuel.
La grande distribution, bien que consciente des attentes de durabilité, reste en tension entre la nécessité de maintenir à minima ses marges et celle de répondre à une demande d’économie locale. Dans ce contexte, la défiance de plus en plus palpable et les actions du RPPRAC pourraient fragiliser tout le modèle économique actuel. Si les grandes enseignes venaient à quitter le marché, l’impact sur les consommateurs serait direct : une hausse des prix sur les produits essentiels pourrait s’ensuivre, aggravant ainsi le coût de la vie. Un scénario qui s’est déjà partiellement vérifié avec la faillite récente de trois grands groupes de distribution alimentaire, à savoir Ho Hio Hen, Cora et Lancry.
La posture des activistes du RPPRAC, prêts à aller jusqu’au clash, traduit le sentiment que la crise actuelle n’est qu’une illustration des déséquilibres socio-économiques historiques. Cette lutte contre la cherté de la vie s’inscrit dans une revendication plus large, portant sur la souveraineté politique et économique du territoire. Le groupe dénonce ce qu’il perçoit comme une concentration de richesse aux mains de quelques grandes familles, les békés, qu’il considère comme déconnectées des réalités économiques des Martiniquais. Le protocole d’accord récemment signé sans la participation du RPPRAC a accentué leur frustration, exacerbant un sentiment d’exclusion et de marginalisation.
Pour le RPPRAC, une rupture radicale semble être la seule issue viable. Les activistes envisagent une politique de « terre brûlée » pour fragiliser les structures économiques existantes, en espérant qu’un départ partiel ou total des grands groupes crée une opportunité pour des alternatives locales. Dans leur vision, le boycott vise à marquer un coup d’arrêt contre ce qu’ils appellent une « vampirisation » économique, un terme fort qui illustre leur conviction que la situation actuelle relève d’une forme d’exploitation similaire à celle héritée de la colonisation.
La question de la sortie de crise reste toutefois complexe. La création de bases économiques nouvelles, favorisant l’autonomie alimentaire et le développement d’initiatives locales, semble être une solution de long terme. Pourtant, de telles propositions nécessitent un soutien financier et stratégique conséquent, alors que la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM) doit composer avec des restrictions budgétaires imposées par l’État. Face à des dotations en baisse et à une augmentation continue des dépenses sociales, la CTM voit ses capacités d’action se réduire, notamment pour soutenir les entreprises locales et les emplois dans des secteurs cruciaux comme le tourisme et l’artisanat, eux-mêmes touchés par les retombées de la crise.
Les aides existantes, telles que l’exemption de la TVA, l’octroi de mer ou les subventions pour la continuité territoriale, peinent à compenser les effets d’une inflation persistante. Alors que le budget de la CTM est de plus en plus tendu, les perspectives financières pour les années à venir obligent déjà l’institution à envisager d’importantes économies. D’ici 2028-2029, la CTM devra trouver entre 120 et 130 millions d’euros d’économies. Dans ce contexte, la capacité de l’institution à soutenir efficacement le tissu économique local pourrait se réduire encore davantage.
La Martinique fait donc face à une réalité économique paradoxale : la lutte pour un coût de la vie plus abordable et le combat contre les monopoles doivent se conjuguer avec des réalités budgétaires restreintes. Pour envisager une amélioration durable, le modèle économique local doit être repensé en profondeur, en réduisant la dépendance aux importations et en renforçant les filières locales, notamment l’agriculture, le tourisme et l’artisanat. Ce changement structurel nécessite également une révision des politiques de l’État pour renforcer la continuité territoriale tout en préservant la cohésion sociale.
En définitive, le dispositif d’allègement des prix envisagé lors des négociations récentes pourrait offrir un répit, mais il n’est qu’une solution provisoire. Sans une prise de conscience collective et un engagement accru de l’État, les risques d’une dégradation continue du tissu économique et social sont bien réels. Car en dehors du problème de la chute de la croissance , l’économie mondiale pourrait être confrontée à de profonds changements avec l’intelligence artificielle, a souligné Kristalina Georgieva, la directrice du fonds monétaire international FMI . L’IA risque de heurter le marché du travail « comme un tsunami », avec « très peu de temps » pour préparer les travailleurs et les entreprises à ce changement, a-t-elle prévenu. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, l’avenir économique de la Martinique repose sur une volonté commune de repenser le modèle économique en place, de manière à ce que la lutte contre la vie chère ne débouche pas sur un affaiblissement structurel de l’économie du territoire. La menace d’une récession, attendue en Martinique dès 2025 avec une probable baisse du produit intérieur brut (PIB), souligne l’urgence d’une réponse politique coordonnée et ambitieuse d’une gestion rigoureuse des recettes et d’une réduction drastique des dépenses de fonctionnement des collectivités locales de Martinique. En définitive, Il faudra faire le dos rond et laisser passer l’orage.
De toute façon , même si les prix de l’alimentation baissent en début d’année prochaine , l’on va assister à une augmentation du prix des services. Les prix des services sont très dépendants de leurs coûts, et le coût des services c’est essentiellement du salaire. Or, au cours de cette période, les salaires ont augmenté de 16%, moins vite que les prix, certes, mais ils progressent dans le cadre d’un effet de rattrapage . Les chefs d’entreprises répercutent une partie de ces hausses de salaires sur leurs prix, et ce phénomène est beaucoup plus visible dans les services que dans le commerce ou l’industrie. Les entreprises Martiniquaises , dont les carnets de commandes s’érodent, notamment dans le bâtiment, voient leur trésorerie suivre le même mouvement baissier constaté après la crise sociale de 2009 . Selon le baromètre de l’IEDOM , l’opinion des chefs d’entreprise sur leur situation de trésorerie se dégrade nettement, sans amélioration en vue à court ou à moyen terme. Parmi les causes de cette dégradation, « les délais de paiement des clients n’ont jamais été jugés aussi élevés », et l’emploi devrait en pâtir car les entreprises dont les trésoreries se détériorent embauchent moins dans un contexte de ralentissement général de l’activité assure cette enquête. En foi de quoi il va falloir s’attendre à une montée des défaillances d’entreprises en 2025.
« Dèpi ou brilé bwa, fo ou fè chabon. »
Traduction littérale : Si tu fais brûler du bois, il faut en faire du charbon.
Moralité :Quant on a entrepris une action, il faut aller jusqu’à son terme. Le curseur doit être poussé jusqu’au bout….
Jean-Marie Nol, économiste