— par Janine Bailly —
Plus qu’une représentation théâtrale traditionnelle, le spectacle Le fabuleux destin d’ Amadou Hampâté Bâ, qui se donne les 13 et 14 mars à Tropiques Atrium, m’est apparu comme une leçon de littérature vivante et pleine d’intelligence, comme aussi le portrait animé d’un homme grand et sage, et de belle humanité. Une impression qui s’est confirmée lors du bord de scène final, où Hassan Kassi Kouyaté nous dit la genèse de la pièce, écrite par le conseiller littéraire Bernard Magnier, et qui s’inscrit dans un projet mené en collaboration avec le Tarmac, théâtre parisien dédié à la création francophone contemporaine. Un projet qui a pour finalité de faire découvrir, ou mieux connaître, des hommes et des femmes disparus, admirables non seulement par leur écriture, mais encore par leur engagement auprès de leurs semblables, par ce qu’ils ont été et par ce qu’ils ont fait. Après Sony Labou Tansi, dont « la chouette petite vie bien osée » nous fut montrée ici-même dans Sony Congo, après Hampâté Bâ, il est déjà prévu un opus sur Kateb Yacine, un autre sur Fanon… en espérant que place soit bientôt faite à une femme ?
Pour nous dire le destin fabuleux de cet homme, Malien d’origine, fidèlement Africain mais tout autant Citoyen du monde, deux acteurs sur scène suffiront… à condition que l’on voie et entende Amadou Hampâté Bâ sur l’écran tendu en fond de scène. À condition que la musique et le chant donnent aux mots la réplique, la voix magique de Tom Diakité faisant naître des paysages et réminiscences d’Afrique, en écho aux paroles « de brousse et de savane » qui composent l’œuvre de l’écrivain, philosophe et anthropologue. Les instruments ne sont pas oubliés, guitare et n’goni africain dont la caisse de résonance est une calebasse fermée d’une peau d’animal, toujours sauvage est-il précisé, et dont les cordes étaient traditionnellement des boyaux tendus sur un long manche. Pour clore la soirée, le musicien nous fait offrande d’une mélopée tirée de ce n’goni, un “plus” imprévu fort généreux, après nous avoir révélé comment les artistes de son pays accordaient leur instrument sur le chant d’un oiseau semblable à l’alouette.
Encore que Tom Diakité lui donne de temps à autres la réplique, Habib Dembélé, comédien vu en 2015 dans The Island, est lui en charge de l’essentiel du texte à faire vivre. Il déroule à voix nue, et avec conviction, les étapes de la vie et de l’œuvre de l’homme de lettres telles que relatées par Bernard Magnier, se rend à un pupitre pour y lire au micro des pensées significatives de Hampâté Bâ, revient au devant de la scène pour dire et mimer quelque conte en illustration d’une sentence pleine de bon sens. Ainsi, par les mésaventures d’une théorie d’animaux, qu’il fait vivre du geste et de la voix, changeant d’intonation pour chacun, il nous rappelle que « petites causes, grands effets » : l’origine du problème n’était autre qu’une dispute de lézards pour une mouche morte, dispute soldée par un bel incendie ! Rythmées par le refrain d’une phrase, les histoires viennent, comme en un entracte, rompre le sérieux et la gravité d’un texte qui pourrait au fil de l’heure engendrer la monotonie. Sur l’écran, le divertissement instructif, mâtiné d’humour, est présent sous la forme d’une séquence filmée, où l’on voit évoluer précautionneusement un superbe caméléon, tandis que la voix rieuse de Hampâté Bâ commente les façons de marcher et d’attraper ses proies qui sont celles, bien particulières, de l’animal, chaque étape de sa progression sur la branche étant occasion d’un conseil : soyons comme lui respectueux de notre milieu, donnons-nous un objectif, soyons prudents, et sachons prendre notre temps !
De sa naissance en pays Dogon, dans un village de cases très beau accroché aux surfaces planes de la falaise, à son statut de membre au Conseil Exécutif de l’Unesco, en passant par sa collaboration à Dakar avec le professeur Théodore Monod, nous suivons ce personnage dans sa collecte des traditions orales de l’Afrique de l’Ouest, peules notamment, pour lesquelles il demande, lors d’une conférence générale, que la sauvegarde « soit considérée comme une opération de nécessité urgente au même titre que la sauvegarde des monuments de Nubie. »
Mais on ne peut ici retranscrire tout ce qui fut dit, et si la représentation nous a donné le goût de lire Amadou Hampâté Bâ, si elle a su faire naître l’envie de mieux connaître l’homme qui se tient derrière l’écrivain, elle a atteint son but. Et qui nous empêche de nous plonger dans ses mémoires, Amkoullel l’enfant peul et Oui mon commandant, publiés en France en 1991, avant qu’il ne meure en mai de la même année, à Abidjan ? Mémoire de l’Afrique, celui à qui l’on attribue parfois le titre de “vieillard-bibliothèque” — vieillard au sens de « celui qui sait » et non de celui qui est chargé d’ans — a connu les dérives de la colonisation ; ainsi fut-il, pour un refus, affecté en punition par le gouverneur à Ouagadougou, en qualité d’« écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable ». Mais il a aussi vécu les bonheurs des indépendances, et la joie de participer, entre autres, au Festival mondial des Arts nègres de Dakar, en 1966.
« Celui qui sait qu’il ne sait pas saura. Celui qui ne sait pas qu’il sait ne saura jamais » : de cet adage africain, inscrit sur la toile en ouverture de ce récit de vie, espérons avoir fait ce soir-là notre miel ! Retenons enfin la leçon apprise À l’école du caméléon : « Si vous voulez faire œuvre durable, soyez patients, soyez bons, soyez vivables, soyez humains. »
Janine Bailly, Fort-de-France, le 14 mars 2018