— Par Selim Lander —
On se souvient de l’exposition « Aimé Césaire, Lam, Picasso » organisée à Paris en 2011 au Grand Palais, reprise en 2013 à la Fondation Clément en Martinique à l’occasion du centenaire de la naissance du poète. Il s’agissait alors de mettre en évidence les collaborations fructueuses qui se sont nouées entre les trois artistes : d’une part les poèmes de Césaire écrits à partir de L’Annonciation, la série de lithographies de Lam ; d’autre part les dessins de Picasso illustrant le recueil À Corps perdu de Césaire. L’exposition qui se tient en ce moment à Londres (après Paris et Madrid) permet de prendre la mesure de l’ensemble de l’œuvre de Wifredo Lam (1902-1978) : les portraits formellement parfaits de la jeunesse, la naissance du bestiaire surréaliste qui fait aujourd’hui sa marque de fabrique, les lithographies et les toiles abstraites de la période italienne.
Lam, en effet, a beaucoup changé de lieux de résidence, modifiant à chaque fois sa palette. Après un premier apprentissage aux Beaux-Arts de la Havane, il complète sa formation à Madrid où il acquiert une parfaite maîtrise du dessin comme en témoignent les deux portraits de paysan et de paysanne présentés dans l’exposition. Il vit pauvrement à cette époque-là et voit mourir sa femme et son fils de la tuberculose ; un autre tableau témoigne de ce drame. Lorsque la guerre civile survient en Espagne, il s’engage du côté républicain dans une brigade d’artistes. En 1938 il arrive à Paris et produit alors des portraits aux lignes simplifiées, épurées, hors de tout souci de réalisme, par exemple celui de la femme reprise ici dont la tête ovoïde évoque irrésistiblement les sculptures de Brancusi. Il fait à Paris deux rencontres capitales, celles de Picasso et des surréalistes, qui vont lui insuffler l’extraordinaire liberté créative qui transparaît dans ses tableaux à partir de cette époque. Après que la deuxième guerre mondiale a éclaté, il fait partie du petit groupe de surréalistes qui attendent à Marseille de quitter la France et participe à leurs exercices de création collective. Les dessins maladroits qui résultent de cette collaboration n’ont d’autre intérêt qu’anecdotique. Au printemps 1941 leur bateau fait escale en Martinique pendant deux mois et c’est alors qu’il fait connaissance avec Césaire. Au mois d’août, enfin, il atteint Cuba, son île natale ; il y restera jusqu’au coup d’État de Batista (1952) puis regagnera Paris.
C’est à Cuba qu’il peint La Jungle (1944), le tableau considéré universellement comme son chef d’œuvre, malheureusement trop fragile pour quitter le MoMA qui l’a acquis dès 1945. Un seul tableau de l’exposition évoque – imparfaitement – l’atmosphère de La Jungle. Car Lam va bientôt changer de manière et passer aux figures qui le font reconnaître immédiatement : ces peintures souvent de très grand format, sans relief, avec des personnages fantastiques pourvus, selon les cas, d’un postérieur proéminent, de seins pendant démesurément, de pieds surdimensionnés quand ils ne sont pas en formes de sabots, avec une tête ronde, trop petite par rapport au corps et pourvue de deux cornes. Et partout des sexes féminins, des couteaux effilés au cas où l’on n’aurait pas immédiatement perçu la signification sexuelle de tout cela.
Lam a peint ces figures (qu’on retrouve également dans la suite Annonciation) dans des tableaux où dominent les gris. Leur interprétation prête à discussion, néanmoins, les contacts noués par Lam à la Havane avec les anthropologues Lydia Cabrera et Fernando Ortiz accréditent la thèse suivant laquelle les figures de ces tableaux ne sont pas sans rapport avec certaines divinités de la « Santeria », une interprétation vers laquelle conduisent d’ailleurs certains titres des tableaux. Cette peinture proprement surréaliste s’impose avec force. Dans la salle où sont regroupés plusieurs grands formats brodant autour de la même thématique, le taille des figures, la tonalité uniformément grise, l’évocation agressive de la sexualité finissent même par instaurer une sorte de malaise.
Il faut signaler enfin les deux grandes toiles de la série Brush qui font partie de l’exposition et qui démontrent que Lam pouvait exceller dans un genre, l’abstraction, qui ne lui était pas habituel.
Tate Modern, Londres, 14 septembre au 8 janvier 2016.
PS : Sur Wifredo Lam, on pourra consulter l’étude très complète et passionnante publiée par Yvan Etiembre : http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/wifredo-lam/