Une « exposition d’expérimentation » d’Edouard Duval-Carrié : Décolonisons le raffinement.

— Par Michèle Arretche —

Édouard DUVAL-CARRIE est un peintre sculpteur haïtien né à Port-au-Prince en 1954, qui réside actuellement à Miami. Très connu à l’étranger il a exposé aux Etats Unis, au Mexique et en Europe. En 2014 il a été un des plasticiens à l’exposition « Haïti deux siècles de création artistique » au Grand Palais à Paris.

Son art est profondément ancré dans l’univers symbolique de l’Haïtien ordinaire, il a appris avec des maîtres de l’art haïtien au Centre d’Art de Port-au-Prince.

Il nous l’affirme lors de son interview avec Anthony BOGUES (1), il voulait quelque chose de nouveau, mais comme on ne peut pas réinventer la roue, il reprend des choses qu’il déjà faites, déjà peintes et les rénove, les revoit au prisme d’internet, les modifie, joue avec elles, leur fait subir toutes sortes de métamorphoses grâce à de nouveaux supports et nous présente cette exposition qui réunit ses anciennes réflexions avec un fort parfum de modernisme.

Et c’est effectivement un émerveillement raffiné qui nous attend dans la « Nef » de la Fondation Clément.

On peut diviser cette présentation en 4 sections

  • la Métamorphose du Soukouyant : 3 œuvres spectaculaires, de grands cercles de 2,40 cm de diamètre, parfaitement lissés de résine, habités par des hommes hybrides, dépourvus de chairs humaines avec des plantes qui leur poussent sur la tête ! Plantes qui rappellent l’importance des marchandises agricoles dans l’entreprise coloniale. Ces êtres hybrides sans peau, comme une créature maléfique qui chercherait des victimes, sont constituées de microbes, de diatomées, dont la structure nous est révélée par les techniques modernes comme le microscope électronique, mais dont notre imaginaire est nourri par les représentations que l’on a connu au début du siècle dernier. Ils vivent en nous tantôt en symbiose tantôt nous rendant malades et nous détruisent.
  • Les «  Memory Windows », Fenêtres de la Mémoire, au nombre de huit. Structures kaléidoscopiques, rétroéclairées, qui contiennent des objets, des gravures, des insectes, des sortes de « ready made » contemporains. Mais il ne faut pas se laisser séduire par les couleurs chatoyantes et flamboyantes sans voir le récit, l’histoire, l’influence indienne, les persécutions des esclaves. EDC a une peinture très profonde, une rare puissance créatrice. On a toujours l’impression que son travail fait jaillir la lumière de l’obscurité. (2)

EDC est un artiste caribéen pour qui l’histoire n’est pas un fardeau mais une libération qui permet d’affronter le présent (1).

  • « Le Royaume de ce monde » en référence au livre d’Alejo Carpentier (3) est illustré sous forme de 11 gravures sur plexiglas (79 x69 cm) et de 4 tableaux en technique mixte sur aluminium de 99 x 84 cm. Nous nous arrêterons sur les gravures sur plexiglas tant ces œuvres sont extraordinaires de précision, de modernité et de réalisation technique, l’ombre de la gravure se reflétant sur le fond bleu grâce à une prouesse de l’éclairage. Ces gravures sont un exemple du syncrétisme dans l’œuvre d’EDC, car il mélange les influences réelles ou supposées de l’histoire. Notre imaginaire est rempli des gravures d’époque où les paysages caribéens étaient réalisés par des artistes qui n’y avaient jamais mis les pieds !

L’artiste est là pour construire une nouvelle vision.

Ceci nous invite à relire le roman et découvrir derrière le factuel, ce qui est extravagant et fantastique. Nous citerons ici l’épigraphe : « …Démon : Ô bienheureux tribunal, éternelle providence ! Où envoies-tu Colomb pour renouveler mes méfaits ? Ne sais-tu pas que depuis longtemps je règne sur ces lieux ? Lope de Vega » 

  • Enfin le bateau, Sugar boat ! Le bateau qui flotte dans les airs, le bateau en sucre ! Installation qui surplombe toute la nef, bateau récurrent dans l’œuvre de l’artiste et chez tous les plasticiens de la Caraïbe. Le sucre symbole de la conquête, du commerce, de l’exploitation. Des évènements récents nous l’ont encore rappelé ! Le bateau sucrier qui ne transporte pas les esclaves vers les Caraïbes mais devient la raison de leur transport. Il transporte également le loa Agwé, qui règne sur la mer. « The sea is history » nous dit Derek Walcott.

Exposition à voir du 24 août au 17 octobre 2018 à la Fondation Clément. Ouvert tous les jours.

1 Anthony BOGUES est un théoricien politique des Caraïbes, historien intellectuel, écrivain, qui fera dimanche 26 août 2018 à 10h une conférence à la fondation Clément. Il a rédigé le catalogue de l’exposition. Une visite commentée par l’artiste suivra à 11h.

2 Winnie H. Gabriel DUVIL  Le Nouvelliste 3 février 2017

3 Le Royaume de ce monde d’Alejo Carpentier publié en 1949 en espagnol est un roman sur la révolution haïtienne racontée à travers les yeux d’un ancien esclave Ti Noël. Le roman fait la critique du règne d’Henri Christophe qui établit une monarchie en 1811.

4 Derek Walcott: Where are your monuments, your battles, martyrs? Where is your tribal memory? Sirs, in that grey vault. The sea. The sea has locked them up. The sea is History. The Star-Apple Kingdom 1980.

 

Michèle ARRETCHE

Amateur d’art

24 août 2018 

Photos © Michèle Arretche