— Par Michèle Bigot —
Texte français de Myriam Tanant et Jean-Claude Penchenat
Clément Hervieu-Léger s’empare d’un texte de Goldoni traduit et adapté pour donner sur la scène des Bouffes du Nord une réjouissante soirée de fin de carnaval. Avec un intérêt quasi documentaire pour ce texte de l’auteur vénitien qui marie la comédie italienne pleine d’alacrité, joyeuse et spirituelle à une réflexion quasi sociologique sur le devenir de la bourgeoisie vénitienne. Pour le spectateur français, il y a là quelque chose de surprenant, voire de sensiblement exotique : toute une société d’artisans fortunés, travaillant aux œuvres d’art qui ont fait la gloire de la sérénissime, occupés de dessins, de soieries, de tissage, de tapisserie, dans un raffinement qui n’a d’égal que leur joie de vivre. Ils ont le sens de l’honneur, le respect de la parole et du travail bien fait, de la réputation et de l’argent. Mais en arrière-fond se dessine toute une réflexion sur l’exil. Faut-il partir, exporter son savoir-faire, changer de perspective ou faut-il demeurer ? On sent là un écho des préoccupations de Goldoni lui-même, tenté de partir en France, tenté de réformer le théâtre italien à la lumière de la comédie française, plus grave, plus psychologique. En 1762 en effet, Goldoni aspire à dégager la comédie italienne du canevas de la Commedia dell’arte, pour donner au texte toute l’importance qu’il mérite. Sous l’influence de Molière et de Marivaux, il prétend enrichir la comédie italienne d’une dimension sociale, voire d’une réflexion morale.
C’est ainsi qu’on aboutit à ce texte original, encore tout empreint de la légèreté du carnaval, mais teinté d’accents plus graves, évoquant Tchékhov. La société vénitienne qu’il réunit chez Zamaria, le tisserand, est un bel échantillon de cette bourgeoisie issue de l’artisanat d’art, riche et raffinée, aimant les belles choses et soucieuse de plaire. Une diversité de caractères achève ce tableau social, les différents types humains s’y rencontrent et prêtent à rire, l’exubérant y côtoie la timide, les couples se déchirent et s’adorent, tous sont désireux de se marier. Le mariage est présenté ici comme le dernier mot de la réussite sociale, un remède à l’ennui et à la solitude, quand il n’est pas un piège névrotique.
Clément Hervieu-Léger et son admirable troupe restituent avec bonheur cette ambiance festive de carnaval : on y danse, on y joue aux cartes, on y chante admirablement ; c’est une fête de jeux, de costumes, de couleurs, de lumières et de musique. Une soirée entre amis, où on goûte le plaisir de la compagnie et la douceur de cette vie à Venise, non sans ouvrir sur des questions plus graves comme la nature de l’amour et la tentation de l’exil.
Michèle Bigot
Théâtre des Bouffes du Nord, 8>29/11/2019