— Par Jérôme Lamy, Historien des sciences —
Foucault avec Marx, de Jacques Bidet. Éditions La Fabrique, 240 pages, 13 euros. Grâce à une analyse rigoureuse des contradictions potentielles entre les deux philosophes Marx et Foucault, Jacques Bidet livre
un ouvrage essentiel pour une philosophie politique permettant de penser le dépassement du capitalisme.
Le projet du livre de Jacques Bidet n’est pas de comparer Marx à Foucault, ni de suturer leurs ensembles théoriques en vue d’une intégration conceptuelle. Le propos est plus large, plus ambitieux aussi. Il s’agit de produire une théorie métastructurelle de la modernité. En considérant les œuvres de Marx et de Foucault comme des façons de penser la rationalisation des rapports sociaux sous leurs formes les plus générales, Jacques Bidet envisage une nouvelle approche des principes généraux organisant les forces productives. Il commence par répertorier les différences fondamentales entre Marx et Foucault : si le premier pense en termes de structures (et de reproduction de celle-ci), le second envisage les dispositifs (comme des articulations des discours aux pratiques). Les cours de Foucault à la fin des années 1970 se sont orientés vers une analyse du libéralisme et des arts de gouverner. Cette incise conséquente dans la réflexion sur les pouvoirs et leurs formes historiques concrètes ouvre la voie à une redéfinition potentielle des structures de classe. Jacques Bidet identifie un triptyque fondamental au principe de la rationalité contemporaine : il existe deux pôles au sein de la classe dominante, celui des propriétaires (disposant précisément d’un « pouvoir-propriété ») et celui des dirigeants (constitués en tant que tels par leur « pouvoir-savoir »), enfin la classe dominée s’impose comme point de convergence de l’agonistique capitaliste. Cette proposition théorique est fondamentale en ce qu’elle se donne immédiatement comme outil d’une praxis pour la transformation du monde : l’identification des deux pôles de la domination (les propriétaires et les compétents) permet, à ceux qui s’opposent à la logique capitaliste, de fonder des stratégies adaptées et de renverser des coalitions. Si Marx a bien identifié et analysé les propriétaires, il a laissé dans l’ombre la question des dirigeants (dont les intérêts ne sont pas systématiquement associés à ceux des propriétaires).
Jacques Bidet propose de considérer la force de travail comme une marchandise à part entière
En revanche, Foucault s’est surtout intéressé à l’activation du pouvoir-savoir dans les façons de gouverner. Le passage par les jeux de vérité permet de saisir la façon dont la polarité des compétences vient s’ancrer dans des formes sociales qui participent intensément à la lutte des classes : c’est au nom d’une norme, d’une véracité et d’une authenticité du pouvoir construit sur un savoir que les dirigeants fondent leur hégémonie. Cependant, chez Foucault, les classes sociales sont des notions floues et malléables : les luttes qu’elles entretiennent sont dispersées et disséminées dans les espaces de production, les corps des travailleurs, les points de fixation de la discipline. Il manque à cet agrégat de rapports de forces un opérateur dialectique permettant de comprendre leur efficience. L’articulation au marxisme permet de durcir, sans la rigidifier, une approche en termes d’antagonismes ouverts. Mais les catégories forgées par Marx ne sont, elles aussi, pas toujours suffisamment étayées pour construire une analytique des forces en jeu. C’est ainsi que Jacques Bidet propose de considérer la force de travail comme une marchandise à part entière, susceptible d’être captée sur un marché. Capable de produire une plus-value, la force de travail apparaît alors dans l’épaisseur du capitalisme comme l’élément clé dans les logiques de maximisation du profit. Pour constituer une théorie métastructurelle conséquente à partir de Marx et de Foucault, Jacques Bidet s’impose une analyse rigoureuse des contradictions potentielles entre les deux philosophes. Et plutôt que de s’attarder sur d’inévitables apories, il rend compte de l’étonnante productivité des entrechoquements et des frottements. Ainsi, le nominalisme supposé de Foucault est-il déconstruit pour reconsidérer les structures d’arrière-plan qui apparaissent dans les pratiques disciplinaires. Inversement, le structuralisme marxiste fait fond sur une biopolitique des dominés qui place les corps au premier plan de l’arraisonnement capitaliste. La productivité des réflexions foucaldiennes est plus sensible encore dans le dépassement de la question des classes et de leurs luttes. En déplaçant son regard vers le sexe et la race, Foucault a dégagé d’autres plans de l’agonistique que les seuls rapports de classes. Toutefois, en imposant la guerre comme opérateur analytique des antagonismes, il laisse les conditions d’un dépassement dans l’ordre de l’inatteignable. Jacques Bidet livre ici un ouvrage essentiel pour une philosophie politique permettant de penser le dépassement du capitalisme. Sa théorie métastructurelle inclut et subsume dialectiquement les fécondités et les carences des approches marxistes et foucaldiennes. Son analyse des deux pôles de la classe dominante offre des ressources pour penser les renversements d’alliance ainsi que les conditions d’une agonistique ancrée dans des rapports de pouvoir concrets.