— Par Michèle Bigot —
Dirigée par Ariane Mnouchkine en harmonie avec Hélène Cixoux
musique de Jean-Jacques Lemêtre
Avec la participation d’une troupe généreuse où collaborent les comédiens de la troupe du Soleil et ceux qui viennent d’horizons divers (où domine la culture de l’Inde: Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran), Ariane nous offre son dernier spectacle, nouvelle mouture de la veine universaliste où trouvent leur place l’Europe toute entière et tous les siècles, mais aussi l’Inde, Kaboul et le Cambodge.
Création collective au sens plein du terme, énergie du collectif et de l’improvisation puissamment maîtrisée. Une vision globale harmonise cette diversité : celle d’un rêve plein de fantasmagories colorée, mais aussi celle du cauchemar, des viols, des explosions, attentats et autres meurtres de masse.
Tout se passe en Inde, dans la chambre où essaie de dormir Cornélia. Dans cette chambre c’est le monde entier qui s’engouffre, à la faveur des rêves, des visions, des visites, des échanges téléphoniques, à l’instar de la Chambre de Jacob de Virginia Woolf. C’est le lieu intime qui devient commun, l’espace où chacun peut transiter de la quête personnelle au drame collectif. Espace réel et magique à la fois, espace des mutations, des révélations, des métamorphoses, espace théâtral dans son essence. S’y croisent une action collective et une réflexion originale sur le théâtre. Une chambre en Inde, c’est tout à la fois une somme sur les drames du monde actuel et le testament d’Ariane sur le théâtre: qu’en a-t-elle fait depuis des décennies et quel sera son avenir dans le siècle chaotique qui s’annonce à grand fracas? Héritage et devenir! Tout est sur scène, Shakespeare le père spirituel, Tchekhov , le médecin des âmes, Molière et Chaplin, les maîtres du rire.
Taraudée par le chaos géopolitique qui explose à tous les coins de rue, ébranlée par la tragédie d’Alep, bousculée dans sa vie de femme, Cornélia (nouvel avatar de Cordélia, la plus aimée des filles du du roi Lear) a perdu son père spirituel, son directeur de troupe; elle se voit donc propulsée dans le rôle de directrice: folle exigence, envahissement total de sa vie. Début de l’angoisse: que faire? que dire? Comment faire théâtre? C’est la panne qui menace: «Je n’ai pas de vision!». Car il en faut une, de vision, pour donner vie au drame sur un plateau. Et il faut qu’elle soit large et puissante! Il ne s’agit pas de se recentrer sur soi; il s’agit de laisser entrer le monde dans sa chambre, avec son bruit et sa fureur. Et pour ce faire, l’Inde, c’est la meilleure scène du monde: c’est le chaos, la misère et la richesse, le heurt des communautés, les cris de la foule, ses espoirs et ses délires, la liesse et la folie au coin de la rue. Toute l’Inde entre par vos fenêtres, même si vous n’avez rien demandé. Superbe métaphore de la vie du du dramaturge; le monde vient défoncer sa porte, quand il cherche à se retirer en lui-même. Il n’est pas question de dormir quand tout explose autour de vous!
A Pondichéry, si vous n’allez pas à lui, le théâtre viendra à vous, mêlé au tumulte du monde. Mélange explosif de tradition et modernité, le théâtre vient vous chercher dans votre tranquillité. C’est le choc de la rencontre avec le Theru Koothu, le théâtre traditionnel tamoul. Apparenté au Kathakali dont il n’a pas gagné les lettres de noblesse, le Theru Koothu est resté un vrai théâtre populaire, celui des basses castes, qui se joue dans les petits villages avec une ferveur sans égale. Et voilà la troupe régénérée par cet afflux de sang nouveau qui vient irriguer les membres de la troupe européenne. Voilà que le Mahabharatha et le Ramayana épousent Shakespeare, Molière et Tchekhov. Le fameux théâtre total est en train de naître; dans sa formidable vitalité, cette forme théâtrale mêle les textes dialogués en prose, les vers déclamés les chants et les danses. On ne s’y embarrasse pas de considération de genre. On va droit à l’efficacité maximale: la verve poétique s’harmonise avec le mélodrame et les accents tragiques. Danse, musique, déclamation et chants soutiennent une intrigue minimale et stéréotypée, dont pourtant personne ne se fatigue, car l’essentiel est ailleurs: beauté des formes, étoffes, bijoux, couleurs, images, mouvements, mélopée, danse : Bollywood sur le plateau! C’est puissant, c’est réjouissant, c’est formidable. Et quand ça rencontre les fantômes existentiels et politiques de l’Occident, ça se met à être drôle. C’est la victoire d’Artaud, d’Eschyle, de Shakespeare et de Molière. On jubile et peu importe si de temps en temps le spectacle faiblit. Parfois la déploration et l’exposition trop directe émoussent le propos. Comme dans tout théâtre comique, on peut y trouver des baisses d’intensité, des facilités. Mais au total, on y trouvera quand même son compte: on en sortira ragaillardi, renforcé dans sa passion du théâtre!
Avec Ariane, on est toujours à la fête! On lui saura gré de faire du théâtre cette manifestation joyeuse du collectif, où se retrouve le monde entier dans la joie du partage et de la création artistique.
Rien n’est laissé au hasard; d’entrée de jeu vous êtes accueillis dans le hall où commence la féérie: sculptures, peintures, décors fabuleux, ambiance poétique, troupe cosmopolite, nourriture céleste, tout fait joie.
Nul ne sait faire vivre comme elle une troupe sur un plateau. Elle est la maîtresse indiscutable du mouvement de groupe, de la chorégraphie. Elle sait conjuguer comme personne la note poétique, les tableaux magiques le plus inspirés à la farce la plus épaisse, pour notre plus grand plaisir. Le théâtre du soleil, c’est le théâtre des métamorphoses. L’espace d’un spectacle, nous n’avons pas oublié Alep, mais nous avons retrouvé la force de faire front.
Un grand merci, Ariane!
Michèle Bigot