— Par Raphaël de Gubernatis —
Pour créer des liens et stimuler des échanges entre artistes très isolées des grandes et petites Antilles, Cultures-France a créé une Biennale de danse Caraïbes à la Havane.
La seconde édition de cette entreprise militante et généreuse s’est heurtée à la triste réalité du terrain. Elle n’aura probablement pas de suite.
Au fond, tout a débuté par une mission de Cultures France, le fer de lance de l’action culturelle du Ministère des Affaires étrangères. Une mission menée par Sophie Renaud dans la myriade d’îles qui courent entre les deux Amériques, de la pointe du Yucatan aux rivages du Venezuela et des Guyanes. Des îles jadis colonisées par les Espagnols, les Portugais, les Français, les Anglais ou les Hollandais, dont on prit bien soin de massacrer les populations aborigènes que remplacèrent bientôt des Africains arrachés à leurs terres, et bien plus tard parfois des Indiens ou des Chinois, mêlés aux Européens. Des îles on l’on parle espagnol, français, anglais, créole, peut-être même encore flamand….ou mandarin. « Un formidable laboratoire de la diversité culturelle » s’extasie justement Sophie Renaud, « mais dont on ne prend pleinement conscience qu’en volant d’île en île et en y rencontrant jour après jour artistes et personnels politiques ». Un monde d’îles-états où d’états éparpillés sur plusieurs îles dont on découvre que les populations n’ont pratiquement pas de liens entre elles. La barrière des langues, et plus encore la cherté des voyages d’une île à l’autre, les condamnent à l’isolement dont on ne sort parfois que pour se rendre en Europe ou en Amérique, tout en ignorant se voisins.
Une idée belle et généreuse
De là est née, à Cultures-France, l’idée belle et généreuse, et infiniment séduisante, de créer un lien entre ces peuples de la mer des Caraïbes, de désenclaver les artistes des Grandes et Petites Antilles, de Trinidad et de Tobago à l’est, jusqu’à Cuba à l’ouest, en passant par les Antilles françaises, par Hispaniola avec Haïti et Saint-Domingue, ou par la Jamaïque, et en y ajoutant, pour faire bon poids, ceux des trois Guyanes.C’est ainsi qu’est née la Biennale des danses de Caraîbe qui a vu ses deux éditions se dérouler à La Havane en mars 2008 et 2010.
Pourquoi Cuba ?
Pourquoi La Havane ? Pourquoi Cuba ? Pourquoi, de toutes ces îles, celle dont le régime politique est sans doute aujourd’hui le pire. Cette île devenue prison pour le peuple cubain, où règne un régime totalitaire et parfois encore meurtrier, où l’on persécute jusqu’à les laisser mourir opposants pacifiques et homosexuels. Une île dont le gouvernement a cyniquement refusé à un Cubain séjournant en France et qui devait suivre la Biennale, Adonis Liranza, de pouvoir regagner son propre pays. Pourquoi ? Parce qu’à Cuba, si la Révolution n’a apporté ni liberté, ni bien-être matériel, si les conditions de vie des Cubains sont éprouvantes sur bien des plans, non pas tant à cause du seul blocus américain, qu’à cause de l’incompétence criminelle de ses dirigeants et du désastre économique dont ils sont responsables, cette Révolution s’est fixé d’apporter la culture à tous. De toutes ces îles, Cuba est probablement la seule à posséder un ministère de la Culture et une politique culturelle dignes de ces noms, encore que l’un et l’autre, cela va de soit, soient partiellement inféodés à l’idéologie du régime. La Havane possède aussi des théâtres assez nombreux en état de marche….quand les coupures de courant le permettent …ou quand on ne les a pas laissé s’écrouler.
Les « barbudos » et le tutu
Pourquoi Cuba ? Parce que jadis une danseuse étoile cubaine qui avait conquis la célébrité aux Etats Unis, mais avait été dédaignée par le régime du dictateur Battista au moment où elle aurait voulu fonder une compagnie dans son pays et y implanter une culture chorégraphique, parce qu’Alicia Alonso se rallia, par conviction ou par opportunisme, à la Révolution castriste. Sales, puants, machistes et grossiers pour la plupart, les mains encore couvertes de sang, les « barbudos » n’en revinrent pas de voir une créature à tête d’oiseau, en diadème et tutu blanc, venir les soutenir dans leur lutte, qui n’était pas illégitime, il est vrai, mais moins glorieuse que l’assène la propagande communiste. Castro, qui en son temps, en un temps fort lointain, serait, dit-on, devenu l’amant de la dame, lui fournit de quoi créer le Ballet national de Cuba. Pour Cuba, qui allait basculer dans le marxisme et devenir un satellite de l’Union Soviétique, ce Ballet national de Cuba, riche un temps de brillants danseurs, allait représenter l’équivalent ce que les Ballets du Bolchoï et du Kirov représentaient pour la propagande extérieure du Kremlin.
Du coup, le régime, avec sa politique culturelle volontariste et sans doute sincère, allait permettre à des compagnies de danse de fleurir sur tout le territoire en en rémunérant les danseurs et en subventionnant leurs productions. La danse étant toujours moins politiquement dangereuse que le théâtre ou la littérature, c’est ainsi que l’île de Cuba, avec ses douze millions d’habitants, compte aujourd’hui quarante deux troupes de danse, tant classiques que contemporaines et traditionnelles.
La momie et le dictateur
Alicia Alonso n’étant pas déjà de la première jeunesse au moment de la Révolution, est aujourd’hui une momie de 90 ans, aveugle de surcroît, qui ne veut rien lâcher de son pouvoir. A l’image du vieillard sénile qui est encore de fait le dictateur de Cuba. Elle dirige son Ballet national comme les Castro l’île qu’ils se sont accaparée : en le conduisant avec conviction et fermeté à la décadence, sinon à la ruine. Mais les Cubains, qui n’ont pratiquement rien vu d’autre que leur troupe nationale, puisque quitter le pays est quasiment impossible pour le commun des îliens, les Cubains, en façade, continuent de la révérer comme un génie qu’elle n’a jamais été. Evoquer officiellement sa disparition possible, qui n’est pourtant pas de l’ordre de l’invraisemblable, est un sujet tabou. Et Alicia Alonso, toujours à la tête de la danse classique, même si elle est quelque peu déplumée et ressemble à un aimable rapace, demeure à Cuba un emblème national, à l’instar du tabac, du sucre, du rhum et de la musique.
Des danseurs éblouissants, mais grandiloquents comme un discours de Castro
Dans ce contexte, aussi étrange soit-il, organiser une biennale de danse à Cuba se légitimait. D’autant que, malgré un enseignement obsolète et imperméable par la force des choses aux influences extérieures, l’école cubaine forme des danseurs souvent éblouissants. Cela est dû aussi bien à une formation académique, encore très soviétique, mais exigeante, qu’à la nature généreuse des jeunes Cubains, à leur héroïque vitalité, à leur enthousiasme, et à l’extraordinaire promotion sociale que l’art et la fonction d’artiste représentent pour les couches les plus modestes de la société.
On l’a découvert avec émerveillement, il y a deux ans. La première Biennale de danses caraïbe révéla de jeunes danseurs époustouflants, d’une virtuosité enthousiasmante, dotés d’un appétit de vivre et de travailler qui paraît bien souvent oublié en France. Hélas ! Tous dansaient à l’image des discours emphatiques, triomphalistes du « lider maximo ». Héroïsme à la révolutionnaire, sauts de jaguar, regards noirs et furieux, pathos échevelé, expressionnisme de cinéma muet, tout cela très en cour chez le danseur cubain, ne font ni les grands interprètes, ni de grandes chorégraphies. On découvrait là les résultats d’une idéologie primaire et combattante alliée à la virilité exacerbée et dérisoire du castrisme. Dans leur jeu scénique comme dans leurs compositions, il manquait aux Cubains en compétition, à tous sans exception, cette intelligence, cette distance, ce sens de l‘abstraction, de la composition, cet esprit et cette modernité en bonne partie apportés par les grands novateurs américains. On lisait dans une danse qui se voulait « moderne » les évidents résultats de l’isolement politique de l’île et les reflets les plus caricaturaux de l’idéologie et de la phraséologie castristes.
Biennale 2010
Deux ans plus tard, c’est à dire du 23 au 28 mars 2010, ce qu’on voit à la Biennale de La Havane est plus consternant encore. Et sans le panache de la première année. Une chose s’est confirmée qu’on avait subodorée en 2008: en dehors de Cuba, il n’existe apparemment pas d’artistes chorégraphiques vraiment dignes de ce nom. Ou alors les sélections et les recherches conduites dans les Antilles comme en Amérique du Sud l’ont été en dépit du bon sens. Dans toutes ces Grandes et Petites Antilles où l’activité culturelle de la majorité des populations doit se résumer aux bains de mer et aux sports nautiques, il apparaît cependant difficile que du néant surgissent de grands talents. Ni formation de haut vol, ni préparation intellectuelle, ni climat culturel propice : rien ou presque pour permettre que naisse une génération de créateurs ou d’interprètes exceptionnels. Ou seulement passables.
La sympathie débordante qu’on peut avoir pour Haïti d’où sont venus quelques jeunes artistes ayant échappés à la tragédie qui a frappé leur pays, toute cette sympathie n’y pouvait rien. Aussi riches que soient la littérature haïtienne et les traditions mêlées de son peuple, ce n’est pas demain qu’y surgira un immense talent de chorégraphe. Le mieux qu’on pourrait faire pour ces jeunes gens qui se veulent danseurs, qui ont des corps magnifiques, mais ne reçoivent pas la formation artistique et intellectuelle nécessaire, serait de leur offrir un enseignement de haute qualité, de les confronter à la création internationale, pour autant qu’elle en vaille la peine. C’est ce qui se fera pour un homme comme Jean Aurel Maurice. Auteur d’un solo certes inabouti, il était toutefois le seul dans sa catégorie à faire preuve de conscience politique, de sens dramatique, à avoir quelque chose à dire, un fait bien trop rare dans ces milieux de danseurs qui ont souvent l’air d’avoir de l’esprit comme des passereaux. Jean Aurel Maurice, danseur franco-haïtien qui vit sur l’île de Saint-Martin, sera l’hôte des Rencontres Chorégraphiques de Seine Saint Denis. Il y découvrira des productions de chorégraphes de multiples pays, même si, à ce niveau également, on peut se poser de sérieuses questions quant au talent et à la maturité de bien des créateurs invités.
Déroute martiniquaise
Mais le plus impardonnable de cette Biennale, dans le vaste registre de l’insignifiance prétentieuse ou de l’indigence infantile, a été présenté par deux groupes de danseurs français venus de la Martinique : les interprètes d’Annabel Guérédrat et les membres de la Compagnie Christiane Emmanuel. Eux connaissent de tout autres conditions matérielles et culturelles qu’en Haïti ou ailleurs; leur isolement, s’il est réel géographiquement, n’est pas absolu, car la métropole n’est pas sourde au talent quand il existe. Le plus inquiétant réside dans le fort soutien que leur prodiguerait la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) à Fort de France. C’est là pour le coup tout le danger de la décentralisation française qui se fait jour une fois encore. De médiocres artistes « locaux » sont soutenus par de médiocres fonctionnaires « locaux », censés représenter l’Etat au nouveau « local », et cela au nom des intérêts, des particularismes « locaux ». Ou plus simplement par bêtise et incompétence.
De l’influence délirante d’une façon de penser à la française
Le pire cependant est peut-être venu d’une compagnie cubaine, présentée hors-concours, il est vrai. Sa directrice et « chorégraphe » déjà quinquagénaire et dont on taira le nom par charité chrétienne, un nom d’ailleurs qui n’aura jamais de faible écho que sur son île, cette directrice a effectué une grande partie de sa formation….en France. Dans cette désolante unité de danse que recèle à Saint-Denis l’Université Paris VIII. On savait que ce qu’on y enseigne était en général toxique et pour l’intelligence et pour la danse. On n’imaginait pas pouvoir en découvrir de si funestes effets sous les tropiques, de l’autre côté de l’Atlantique.
Une victoire, une seule
Parmi les compositions de solistes présentées à la Biennale, aucune n’a été primée, vu la faiblesse du niveau. Il en eût été de même pour les pièces de groupes, toutes gravement indigentes ou totalement idiotes, s’il ne s’était trouvé une compagnie de La Havane pour sauver l’honneur et permettre à cette Biennale de n’avoir pas été une déroute totale. Fondée par une Cubaine partie vivre aux Etats-Unis, mais qui auparavant collabora avec Jérôme Savary, la compagnie « Danza abierta » a gagné le seul prix qui se justifiait avec « MalSon ». Une composition chorégraphique d’une ….Espagnole, une Catalane, Suzanna Pous, établie depuis dix ans à La Havane. Une composition au chic un peu trop parfait, trop européen sans nul doute, ce qui est peut-être le prix à payer pour sortir la création chorégraphique cubaine du marasme. Mais une composition (dont seule la moitié a été présentée), rigoureuse, magnifiquement maîtrisée, remarquablement mise en scène dans une très belle scénographie, où l’on utilise avec art et intelligence (c’est rare), de séduisantes images vidéo. De « MalSon » se dégage une énergie, une vitalité, une nostalgie poétique encore qui vaut à cette pièce, même si elle se délite un peu en cours de route, une tournée en Europe. Joie folle de la chorégraphe et plus encore des danseurs qui vont pouvoir enfin voyager hors de Cuba ! Car les danseurs cubains de « Danza abierta » sont aussi les grands auteurs de ce succès. Sous la direction de la chorégraphe, ils sont de magnifiques interprètes. De magnifiques interprètes dont on manque tant en France dans le domaine contemporain, et qu’une autre production, hors-concours, venue du Colegio del Cuerpo, à Cartagena de Indias, en Colombie, a encore dévoilés. Les très jeunes danseurs cubains qui avaient appris leur partie en un jour et demi seulement, s’étaient si bien investis dans leur travail, qu’on les croyait issus de ce même Colegio del Cuerpo.
Epilogue
Il n’y aura probablement pas de troisième Biennale de danses caraïbe. Ni à La Havane, ni ailleurs. Faute de combattants, faute de qualité. Ces rencontres chorégraphiques qui ont donné des résultats spectaculaires pour le continent noir dans le cadre des Rencontres chorégraphiques contemporaines de l’Afrique et de l’Océan Indien, malgré les réserves justifiées que font certains, n’ont actuellement pas lieu d’être dans les Antilles. « Mieux vaut faire quelque chose que de ne rien faire » opposait un membre de Cultures France pour défendre l’entreprise, quand on déplorait devant lui la faiblesse, voire l’inexistence du niveau artistique.
Non ! Mieux vaut aider autrement les seuls artistes qui le méritent. Et en premier chef ne pas abandonner ceux des artistes cubains qui offrent des qualités de générosité, d’éclat, d’énergie et un niveau technique dont on n’ose souvent plus rêver. Avec l’aide dévouée et efficace des services culturels de l’ambassade de France à Cuba, celle de l’attaché de coopération et d’action culturelle, Alain Zayan, Annie Bozzini, directrice du Centre de Développement chorégraphique de Toulouse, a remué ciel et terre pour obtenir une bourse d’études en France à l’un de ces prodigieux jeunes danseurs cubains découverts en 2008, Luvyen Medeiros Gutierrez. Il vient de participer à un spectacle de Christian Rizzo au Théâtre du Capitole de Toulouse.
Raphaël de Gubernatis