— Par Marina Da Silva —
Lucie Berelowitsch fait résonner la révolte d’Antigone dans l’Ukraine contemporaine avec des acteurs ukrainiens et français. Un chant de soulèvement et d’amour parfaitement composé.
La pièce s’ouvre par l’affrontement jusqu’à ce que mort s’ensuive entre Polynice et Etéocle dans une piscine désaffectée. Gladiateurs des temps modernes, leurs râles virils nous apitoient et nous irritent. A jardin, le chœur « cabaret-punk » des Dakh Daughters, accompagne cette lutte fratricide de chants qui étreignent l’âme. Ce collectif de comédiennes, chanteuses et musiciennes ukrainiennes engagées, est l’axe-pivot de l’Antigone que signe Lucie Berelowitsch. La metteure en scène de culture russe et française était invitée à créer à Kiev en avril 2015. Devant les traces des barricades de la place Maïdan, signes-témoins d’une guerre sans nom, elle s’interroge : « Que faire avec sa mémoire, comment honorer les morts, comment reconstruire à partir des cendres, comment réapprendre à vivre ?» Un questionnement à l’œuvre depuis l’infini du temps dans l’Antigone de Sophocle qu’elle va croiser avec celle de Brecht, inspirée de la traduction d’Hölderlin, pour éclairer la tragédie ukrainienne contemporaine. C’est Ruslana Khazipova, elle aussi membre des irrévérencieuses Dakh Daughters, qui porte avec flamme la figure de rébellion d’Antigone. Dans ce décor de ruines et de désolation d’après guerre, avec un autel orthodoxe en arrière plan qui évoque aussi le carcan de la religion, elle ne peut se résoudre à laisser Polynice (Nikita Skomorokhov), son frère bien-aimé, sans sépulture. Antigone défie sans ciller l’ordre inique du roi de Thèbes, Créon, dont elle est pourtant destinée à épouser le fils, Hémon (Anatoli Marempolsky). La trame de ce récit mythique universel est connue, balisée, maintes et maintes fois montée et réinventée dans toutes les langues et géographies de plateaux. Le mystère et l’envoûtement opèrent pourtant qui laissent l’intensité de l’action dramaturgique se déployer et emportent les spectateurs vers l’inattendu de ce qui va advenir sur scène. Cela tient aussi à la composition picturale des scènes qui font dialoguer la langue de la peinture et celle du théâtre. Une langue encore renouvelée par les créations, pour la plupart originales, des Dark Daughters (Natalka Halanevych, Tetyana Hawrylyuk, Solomila Melnyk, Anna Nikitina, Natalia Zozul aux contre-basse, clavier, violoncelle, violons, guitare, batterie et accordéon) dont la puissance redouble avec leurs danses libres et païennes, venant créer par moments une ambiance de concert impétueux et déjanté.
La figure d’Antigone interroge au plus intime notre rapport à la loi, à la famille, à l’identité, et invite à s’ancrer dans le présent en prenant le chemin de l’insoumission. Un questionnement qui prend tout son sens dans ce dispositif où le rapport à la langue est aussi une ligne de démarcation, notamment d’avec la Russie de Poutine. Il passe « presque de manière inconsciente entre l’ukrainien, une langue familiale que l’on parle dans la cuisine avec sa mère et son père, et le russe, une langue plus sociale, de la Cité, des rencontres officielles », précise Lucie Berelowitsch. Pour interpréter le personnage de Tirésias, le devin parlant une langue “étrangère”, Thibault Lacroix joue – admirablement – en français, russe et ukrainien. Que ce soit dans les rôles premiers, Créon, endossé au plus juste dans sa cruauté et soif de pouvoir par Roman Yasinovskiy, qui joue aussi Étéocle, ou secondaires avec Diana Rudychenko, composant une Ismène troublée et troublante, les acteurs sont dirigés à la perfection donnant le meilleur d’eux-mêmes et de leurs rôles.
Les 10 au 11 mai 2016 au Théâtre de l’Union-Centre Dramatique du Limousin 20, rue des Coopérateurs, 87000 Limoges Tél. : 05 55 79 90 00
Puis en 2017 : L’Onde, Vélizy les 16 et 17 mars 2017, Scène nationale de Dieppe, les 22 et 23 mars 2017, Les Salins, scène nationale de Martigues, le 28 mars 2017. Tournée prévue en Ukraine (printemps français en avril 2017).
Lire Plus => L’Humanité.fr