Par Corinne Le Sergent
La queue d’Ysengrin coincée dans la glace, le goupil et le loup dans le puits, nous connaissons tous un certain nombre d’épisodes que relatent les diverses « branches » du Roman de Renart, longue narration en vers, écrite pendant près de 100 ans, entre le XIIe et le XIIIe siècle, par de nombreux auteurs anonymes. Il est probable que peu d’entre nous aient lu le texte en entier, encore moins dans sa langue originale, mais c’est bien le propre d’un classique que d’être connu sans avoir forcément été lu. Le spectacle proposé cette semaine par le théâtre Aimé-Césaire adapte donc pour la scène quelques épisodes du texte original. Maurice Baud, comédien et metteur en scène, déclare dans une note d’intention vouloir « se faire le relais de ce texte qui, bien que faisant partie du plus ancien patrimoine littéraire français, est selon [lui], toujours d’actualité par sa drôlerie, sa sagesse, sa richesse, la justesse de son propos. » Pourquoi et comment adapter à la scène ce monument ?
La première étape de ce travail de « relais » consiste à rendre le texte accessible aux auditeurs contemporains, en récrivant certains épisodes : la pêche aux anguilles, le puits, le jugement de Renart, le siège de Maupertuis, etc. Il s’agit parfois d’une simple traduction de l’ancien français au français contemporain, dans laquelle nous retrouvons les rimes originelles. Ou bien c’est une recréation complète, quand, par exemple, surgissent au milieu d’une description de Renart endormi deux vers du « Dormeur du Val » de Rimbaud. À cet instant, l’adaptation saisit, en recherchant la complicité du spectateur, ravi d’avoir saisi la référence, ce qu’est – entre autres – Le Roman de Renart : un texte écrit au Moyen Âge, par des lettrés, qui s’amusent tout autant à faire la satire des puissants ou de la religion, qu’à parodier la littérature courtoise de leur époque. Les historiettes qui narrent bien trivialement, à la manière des fabliaux, comment la queue du loup, coincée dans la glace, fut coupée au plus « près de l’anus » par Martin, ou comment Renart après avoir besogné dame Hersent pisse sur ses louveteaux, font aussi appel à la culture littéraire de leurs lecteurs.
Mais quelle est l’actualité du Roman de Renart ? Le goupil est-il aussi un « homme du XXIe siècle » ? Dans le texte original, Renart incarne la ruse, l’irrespect joyeux envers les institutions en place. Les barons de la cour sont de toute façon stupides et incapables ; les femmes concupiscentes et infidèles ; le prêtre a forcément un fils, etc. Tous ces thèmes satiriques affleurent dans le spectacle de cette semaine, mais ce sont des dénonciations vagues et sans grande force. Le texte original ayant été écrit par des auteurs différents sur une période assez longue, le personnage de Renart n’est pas entièrement cohérent d’une histoire à l’autre et chaque auteur a transformé le goupil en fonction de ses intentions. Sur scène, nous retrouvons cette plasticité de Renart : il est tantôt celui qui agit poussé par la faim, tantôt un être mené par le plaisir de tromper son monde. Ceci s’observe tout particulièrement au moment où, confessant pour obtenir le pardon les tours cruels joués aux autres, il s’échauffe et transforme sa contrition en fierté devant le récit de ses exploits. Le spectacle se clôt plus solennellement. Face au public, le ton grave, le comédien paraît ne faire qu’un avec son personnage : c’est la défense de Renart. Il rappelle qu’il fut tour à tour jongleur, teinturier, voleur et livre une courte réflexion sur l’instabilité du monde qui le conduit à endosser ces multiples identités. Mais toujours, dit-il, il aura été « un menteur sincère ». Cette expression qualifie souvent l’acteur. Et l’on comprend bien que, pour Maurice Baud, Renart est avant tout comédien. Aussi est-il logique que ce spectacle repose presque tout entièrement sur la performance de son interprète. Pour le reste, il n’est sans doute pas utile de creuser davantage. Mais ne boudons pas le plaisir offert par un spectacle divertissant.
Sur scène, Maurice Baud déploie une énergie remarquable et occupe presque tout l’espace d’une scène sans décor et toute l’attention du spectateur. On en vient à oublier la présence sur scène, assise dans un coin, d’une violoncelliste, dont l’instrument ne sert en réalité qu’à souligner ou ponctuer les effets que produit toute seule l’expression verbale et corporelle du comédien. En effet, celui-ci est à la fois le conteur des aventures de Renart, mais aussi chacun des personnages : le loup Ysengrin, le coq Chantecler, le lion Noble, la louve Hersent… Pour chacun d’entre eux, il adopte une attitude et une voix reconnaissables. La voix de Noble est faible, ses rugissements bien mous et le corps légèrement affaissé du comédien illustre le manque d’autorité du roi des animaux. Et c’est tout un bestiaire qui surgit sur scène : le comédien caquette, miaule, aboie, court, se dandine, s’écroule sur le sol, insufflant à tout le spectacle une énergie qui force l’admiration. Les rires de la salle, nombreux ce vendredi, proviennent autant de cette performance que du texte, qui joue beaucoup sur les euphémismes, les litotes et les jeux de mots souvent scabreux. Ainsi le spectateur ne s’ennuie pas une seule seconde de ce spectacle qui dure un peu plus d’une heure. Les épisodes s’enchaînent sans temps mort et le plaisir est grand à revoir et réentendre ces histoires bien connues.