Des faubourgs de la Casbah à la banlieue parisienne, l’odyssée d’Ahmed présente une autre histoire de l’immigration algérienne.
Père nostalgique, époux ayant vu s’éteindre deux femmes, Ahmed incarne le pater familias mais demeure un mystère pour sa fille et le reste de la fratrie. En tentant de résoudre l’énigme paternelle, Nadia va déconstruire l’image du père, et découvrir le parcours d’un homme, ordinaire, qui taira son rôle dans la Fédération de France du FLN. Une trajectoire paternelle qui éclaire, en creux, celle de l’auteure dans la France d’aujourd’hui.
À travers son histoire personnelle, elle raconte celle de relations manquées, de ces rapports ambivalents entre Algérie et France. De familles françaises où l’Algérie reste omniprésente.
Les éditions Slatkine & Cie et ActuaLitté vous proposent d’en découvrir les premières lignes
LE RICTUS DU REGRET
Sur l’ordonnance, l’écriture grandiloquente et autoritaire dudocteur Alain déploie ses préconisations: «à administrer aumoment du coucher seulement». Mon père, qui n’a jamais prisde médicaments, est censé avaler le somnifère une fois dans sonlit, pas devant le journal télévisé. Je le lui ai répété trois ou quatrefois. Rien n’y fait. Il tourne autour de nous en souriant.Etrangement, le médicament a sur lui des vertus libératoires et,depuis trois jours qu’il en prend, le désinhibe comme un alcoolfestif avalé lors d’un apéro d’été. Mon père aurait presque l’in-souciance d’un homme au seuil de la jeunesse. Il vient d’avoir74 ans.
Papa est une sorte de gentleman maladroit à la tendresserugueuse. Avec ses enfants, il fait preuve d’une affection bourrue,qui jure avec l’image de l’implacable pater familias soucieuxd’ordre et de discipline qu’il s’emploie à donner. Il est sévère etnous poussons droit. Nous sommes douze, mon frère aîné a 41ans d’écart avec ma sœur cadette. Une même fratrie qui s’étalesur deux générations.
Lorsque se déroule cette scène du somnifère, je ne me poseaucune question sur le passé de mon père. Je m’en poseraiplus tard, bien plus tard. Pour l’heure, je sais simplement qu’iln’est pas comme les autres, j’en ai l’intuition. Sa singularité, je l’ai décelée dans ces impasses qu’il semble contourner chaquefois qu’il nous parle de sa vie. Je l’ai remarqué. Il ne raconte pasles choses d’une manière linéaire ou chronologique. Il relateson passé à la manière d’un dentellier. Il choisit soigneusementles bribes qu’il dévoile. Mais je les vois bien, les ombres dupassé. Elles filtrent à travers ses récits ajourés. Parfois, de cesannées enfouies, remontent des émotions retenues qu’il a apprisà contrôler au fil du temps. Chez nous, la pudeur balise lesilence.
Li fet met, comme on dit en arabe. Ce qui est passé est mort.
Entre le moment où il a avalé son somnifère et celui où le sommeille saisit, il se passe bien trois quart d’heures. Je m’étais dit quemon père se coucherait rapidement mais il reste à tourner jovialautour de nous. Ce soir, il est serein, prêt à ouvrir cette portede son château intérieur, dont l’épaisseur se reflète dans sonregard.
Il n’est plus l’homme irascible de la journée. Il ne joue plusau père tyrannique pris dans les méandres tragiques d’une viedont il jouerait le dernier acte avec nous. Depuis trois jours, jeprofite, par ricochet des vertus du Stilnox. J’aime cette versionque la chimie m’offre de mon père. Ce soir, il est joyeux. Léger,même. Cela ne lui va pas. Enfin, je trouve. Je n’y suis pas habituée.Il regarde le journal télévisé, religieusement.
Il est presque neuf heures, nous avons dîné. J’attends mon tour.Je sais qu’après la météo, il se lèvera et m’offrira la télécommandecomme matérialisation pudique de son amour. Je laisse la télé?demandera-t-il en me tendant la zapette.
L’année dernière, il a acheté un énorme téléviseur de la marque Grundig. A crédit, je crois. Dans la boite à lettres, je vois régu-lièrement des offres de Cetelem. La télévision lui a coûté10000francs. L’ancien téléviseur a grillé pendant qu’il était enAlgérie. Avec Lila, ma sœur, on a eu peur. Pendant deux semaines,on a réfléchi à un stratagème pour le lui annoncer. Parce quechez lui, un téléviseur qui brûle, c’est forcément la faute desgosses. Finalement, il a bien pris la nouvelle.
— Oui, Papa, on va regarder un film.
— Appelle tes sœurs, alors. Et vous éteignez à 22h30.
J’opine avec un sourire, satisfaite de l’horaire qu’il a fixé. Cequi ne l’empêche pas de se justifier: «La nuit, c’est fait pourdormir.» C’est sa façon à lui d’asseoir son autorité, tel un vieuxpatriarche qui se sait sur le déclin. De toute façon, nous n’auronspas le choix. Demain matin, mon père nous réveillera aux aurores.Papa n’aime pas les grasses matinées. Dormir au-delà de 8heuresdu matin, un dimanche s’apparente à un délit. Ménage, courses…Dans une maison, il y a toujours quelque chose à faire. C’estainsi que j’ai grandi.
A la télévision, M6 diffuse la trilogie du samedi. Depuis la guerredu Golfe en 1991 et les JT à rallonge, les téléfilms commencentaprès 21heures. Nous attendions toutes dans nos chambres lepassage de télécommande. C’est un rituel. Je regarde rarementla télévision avec mon père. J’aurais bien trop peur d’être gênéepar une image. Petite, je ne me posais pas ces questions.
Ce soir, il porte l’un de ses pyjamas soigneusement repassé.Papa aime le soin et la discipline. Ces pyjamas, je les ai tellementvus que j’ai l’impression qu’il est né avec. Charentaises aux pieds,il passe la porte du salon d’un pas chancelant aussitôt repris parun appui plus ferme, comme s’il voulait se rattraper. Convaincrede sa puissance préservée. Malgré les années. Malgré sa chevelurede lys. Il a pris son Stilnox depuis une quinzaine de minutes. Jene sais pas combien de temps il faut à son organisme pour ployersous le sommeil. Dans la posologie, qu’il m’a demandé de luirelire, on parle de «coucher». Autrement dit, le somnifère seprend au lit.
Je me suis installée sur le canapé. A sa place, dans l’angle. Devant l’écran, Lilia et moi avons les yeux rivés sur la série dusamedi soir, l’histoire de trois sœurs orphelines à qui leursparents ont légué une de ces magnifiques maisons de SanFrancisco. Ça nous fait presque rêver. Le programme commence.Je sais d’avance que papa se manifestera, depuis sa chambre.Inéluctablement. «Va me chercher le coupe-ongle», «Apportemoi un verre!», «Tiens, remplis moi ce chèque». Mes sœurs et moi sommes ses petits soldats du quotidien. Il est notre boussole,nous sommes son étoile du Berger. Papa a une approche verticalede la famille, sauf quand il a besoin de nos petites mains.
Il n’est pas vraiment allé à l’école. Il parle un français courantet son accent algérien, ou plus exactement kabyle, s’est diluédans ses cinquante ans de vie française. Il écrit, à peine. Enfrançais et en arabe. Cette maîtrise partielle et identique desdeux langues, illustre à merveille, sa position d’équilibriste entreAlger et Paris. Un rêve, deux rives. Avec les années, je ne saisplus s’il est un Algérien venu en France ou un Français quiretourne en Algérie.
Il n’a toujours pas sommeil. Le générique du début inonde lesalon de ce bonheur que nous attendions toutes. A ce moment-là, un tohu-bohu à l’entrée de l’appartement perturbe notrecommunion télévisuelle. Il a allumé la lumière et un rayon jaunecisèle la pénombre du salon. Pourquoi ne va-t-il pas dans sachambre? Il cherche quelque chose dans le bahut en bois.J’entends les cliquetis d’un trousseau de clés, la vaisselle tinter.Un objet- une boite de plastique- tombe au sol et finit sa courseaux pieds de ma sœur. Nous feignons de l’ignorer. Mais monpère m’appelle:
— Viens voir!
— Oui?
— Oui qui? Le chien?
Je suis furieuse. Je soupire bruyamment, de toute mon âmed’adolescente révoltée par ce samedi soir qu’on lui refuse et jeme lève du canapé.
Il est debout dans le couloir. Comme il a chaud, il a ôté sonhaut de pyjama. Il est en Marcel et découvre ses bras encorerobustes avec les deux marques sur les épaules. Je n’y fais plusattention mais mon père est tatoué. Sur l’épaule droite, un ferà cheval, il parait que cela porte bonheur. Sur la gauche, un trèscourt poème arabe où il est question de femmes et d’honneur.Je ne lui ai jamais demandé pourquoi il avait, un jour, décidé demarquer sa peau. Je n’ai pas osé. De toute façon, il auraitcontourné. Un père ne raconte pas ce qu’il a été.