— par Jean-Marie G. Le Clézio et Jean-Patrick Razon —
Le groupe GDF-Suez a entrepris en 2008 la construction de l’un des plus grands barrages du Brésil. D’une capacité de 3 300 MW, le barrage de Jirau, qui devrait entrer en exploitation d’ici deux ans, fait partie d’un programme controversé qui prévoit la construction de quatre centrales hydroélectriques dans le bassin de la rivière Madeira, un affluent de l’Amazone. Ce projet, le plus important d’Amérique latine à l’heure actuelle, s’inscrit dans le « Programme de croissance accélérée » lancé en 2007 par le président Lula : il représente plusieurs centaines de kilomètres carrés de retenue d’eau, dont 258 km2 pour le seul barrage de Jirau ; il menace non seulement la diversité biologique et socioculturelle de la région, l’intégrité des territoires occupés par les peuples indigènes, les communautés riveraines et d’autres populations locales vivant dans la région du bassin de la Madeira, mais aussi la survie même de certaines des dernières tribus isolées du monde.
Principal affluent de l’Amazone, la Madeira est située dans l’Etat du Rondônia, au nord-ouest du Brésil. Dans les années 1980, le Rondônia avait été dévasté par le gigantesque projet de colonisation Polonoroeste, qui avait scandalisé l’opinion mondiale. Considéré comme l’un des pires désastres écologiques que la Banque mondiale ait jamais financé, ce programme a eu pour conséquence la disparition de plusieurs groupes indigènes et la destruction de plus de 25 % des forêts de cet Etat en l’espace d’une décennie.
Formé par la confluence de trois rivières descendant des Andes, la Madeira s’étend sur 1 700 kilomètres et son bassin, réparti entre le Brésil, le Pérou et la Bolivie, couvre près d’un quart de la région amazonienne. Région d’une exceptionnelle biodiversité, le bassin de la Madeira, dont l’apport nutritionnel est indispensable au maintien de l’équilibre biologique des plaines inondables situées le long de son cours et de celui de l’Amazone, abrite plusieurs centaines d’espèces de poissons et d’oiseaux, ainsi que de nombreuses espèces de mammifères menacées.
Le complexe hydroélectrique de la Madeira ne fait pas l’unanimité. Survival International et de nombreuses organisations de la société civile brésilienne et internationales ainsi que les communautés indiennes et les populations riveraines s’opposent farouchement à ce qu’elles qualifient de « désastre humain et écologique ».
Actuellement en cours de construction, le barrage de Jirau devrait déplacer des milliers de familles riveraines et affecter directement les tribus indiennes qui vivent dans le bassin de la Madeira, y compris plusieurs groupes d’Indiens isolés qui vivent à proximité du site de construction.
Domingo Paraintintin, de la tribu paraintintin, qui sera directement affectée par le barrage, déplore : « Notre territoire est encore vierge. Nous espérons que ce projet sera stoppé, car ce sont nos enfants qui en subiront les conséquences. Ils n’auront plus assez de poissons, plus assez de gibier pour s’alimenter. »
« GDF-Suez ne tient pas compte de nos communautés tout comme il ne respecte pas la rivière », a déclaré Océlio Munoz, un dirigeant local du Mouvement des peuples affectés par les barrages : « Nos vies sont détruites par un modèle de développement qui traite le fleuve et la terre comme des marchandises. »
En dehors de son impact destructeur sur la biodiversité et les populations indiennes et riveraines, ce projet aura des conséquences catastrophiques sur les groupes d’Indiens isolés de la région. L’ouverture de routes de desserte locale favorisera la pénétration de colons qui, avec les ouvriers du barrage, prélèveront dans leurs zones de chasse et de pêche les ressources nécessaires à la survie de ces groupes et leur transmettront des maladies contre lesquelles ils n’ont pas, ou peu, d’immunité. Il est courant que la moitié d’un groupe isolé succombe à des maladies bénignes telles que la grippe ou la rougeole dans l’année qui suit son premier contact avec le monde extérieur.
La Funai, le département brésilien des affaires indiennes, a récemment rapporté que les Indiens isolés, qui vivent à une distance de 10 à 30 km du site de construction du barrage, s’enfuient, effrayés par le bruit des engins de chantier, vers une région exploitée par des orpailleurs avec lesquels la confrontation risque d’entraîner de violents conflits.
Ignorant certaines découvertes récentes qui montrent que l’impact des barrages sur le réchauffement planétaire serait souvent plus important que celui des centrales à combustibles fossiles de puissance équivalente, les promoteurs de ce projet hydroélectrique mettent en avant son caractère « écologiquement positif », qui leur permettrait de combler les besoins croissants du Brésil en électricité, assurant ainsi son indépendance énergétique sans augmenter pour autant les émissions de gaz à effet de serre. On ne saurait « léser » 190 millions de Brésiliens au profit de quelques milliers d’Indiens, ou pour privilégier la survie de quelques centaines d’Indiens isolés – sans compter la préservation d’une biodiversité unique !
GDF-Suez, qui, selon ses propres termes, est un « acteur responsable au Brésil » qui « s’implique dans de nombreuses actions de soutien aux populations locales et de protection de la biodiversité » et « présente la particularité de s’engager activement aux côtés des communautés qui sont impactées par ses projets d’infrastructure en apportant un véritable soutien matériel et humain aux populations avec lesquelles elle interagit », fait valoir que l’autorité environnementale brésilienne, l’Ibama, a validé dès 2006 l’étude d’impact environnemental relative au complexe hydroélectrique.
Seulement, cette étude d’impact était de portée limitée. Elle s’est restreinte à l’impact local du projet sans tenir compte de ses conséquences sur les pays voisins, la Bolivie (qui a officiellement protesté contre le barrage) et le Pérou, qui partagent le bassin du Madeira. Elle n’a pas sollicité le consentement libre, préalable et informé des peuples indigènes, comme le prévoient les législations internationales et nationales des pays concernés. Elle n’a pas tenu compte des preuves irrécusables de la présence de groupes d’Indiens isolés extrêmement vulnérables aux contacts avec le monde extérieur. Compte tenu d’expériences antérieures désastreuses, la politique de la Funai consiste désormais à ne pas entrer en contact avec les Indiens isolés mais à leur octroyer un territoire propre, leur seule chance de survie.
Une étude d’impact appropriée aurait nécessairement dû tenir compte des risques associés à la perte d’accès aux ressources naturelles, dont les terres communautaires et les ressources en accès public (pêcheries, agriculture dans les plaines alluviales, produits d’extraction en milieu forestier), à l’interruption des transports fluviaux et aux inévitables relocalisations involontaires ou forcées. Les compensations ou indemnisations consécutives, destinées aux familles directement affectées par la formation du lac d’alimentation du barrage, ont été nettement insuffisantes et reflètent bien les études d’impact incomplètes et partiales menées sur les populations riveraines.
GDF-Suez porte la responsabilité d’une série de violations du droit brésilien et du droit international, des lignes directrices établies par l’Association internationale de l’hydroélectricité et même des normes mises en place par elle-même dans le domaine de la responsabilité des entreprises. Elle est également comptable de déforestations illégales (qui ont fait l’objet de sanctions de l’agence fédérale de l’environnement) et des conditions de travail inhumaines imposées aux travailleurs du chantier de construction.
Transposée bien au-delà des « quelques arpents de neige » que Dieu – selon l’expression de Voltaire évoquant les terres improductives du Canada – aurait un jour abandonnés à Caïn, l’Amazonie, qui est devenue l’un des plus hauts lieux de convoitise internationale, est soumise aujourd’hui à l’exploitation la plus destructrice de son histoire. Et notre responsabilité, en tant que contribuables, y est pleinement engagée. Le gouvernement français étant actionnaire à 36 % de GDF-Suez, nous cautionnons tous, non seulement la destruction d’une région d’une exceptionnelle biodiversité, mais surtout la disparition, plus que probable, de quelques-unes des dernières sociétés qui constituent une part essentielle de la diversité humaine. Les organisations de la société civile, qui tenaient le contre-sommet de Davos en janvier dernier, ont été bien éclairées de couronner GDF-Suez du Public Eye Award, un « prix de la honte » visant à dénoncer l’attitude irresponsable des compagnies multinationales envers les êtres humains et l’environnement. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Jean-Marie G. Le Clézio est écrivain, Prix Nobel de littérature
Jean-Patrick Razon est directeur de Survival International (France)
LEMONDE.FR | 07.04.10 | 15h30 • Mis à jour le 07.04.10 | 16h41