Sur l’île aux belles eaux, on préfère choyer les plages plutôt que les vieilles pierres. Les bâtiments de valeur s’abîment, dans une indifférence qui a longtemps été quasi générale.
— Par Marion Lecas correspondante de La Croix—
Pointe-à-Pitre (Guadeloupe)
De notre Autrefois, l’Habitation de La Ramée, dans le nord de la Guadeloupe, était un domaine prospère. La canne à sucre y foisonnait, une centaine d’esclaves s’y affairaient. On y trouvait un moulin, ainsi qu’un embarcadère d’où étaient expédiées les livraisons. De cette opulence, il ne reste que l’aqueduc, jonché de débris de chantier. Un promeneur, habitué des lieux, s’arrête, désolé : « Laisser ça dans cet état est d’un mépris sans nom. C’est une construction du XVIIIe siècle, tout de même. » Mêmes râles, mêmes reproches à trente kilomètres de là, sur la Grande-Terre, où le fort Louis, classé monument historique depuis 1997, est laissé à l’abandon, dévoré par la végétation.
« Il y a tant à réhabiliter ici, en faire un inventaire serait impossible », souligne Jeanine Morentin, déléguée de la Fondation du patrimoine en Guadeloupe. Outre les sites historiques, il suffit en effet d’une balade en ville pour observer d’innombrables maisons coloniales en souffrance. Les façades s’usent et s’abîment, enlaidissant les centres-villes : « On laisse le potentiel et l’histoire de nos communes dépérir », regrette Chantal Hilaire, présidente de l’association Hier & Après, auparavant SOS Patrimoine Guadeloupe. Avec des yeux rieurs, elle raconte la Basse-Terre d’antan, première grande cité de l’île fondée en 1650, où l’on s’est longtemps rué, pour profiter des clubs de jazz et des cinémas. Faute d’une véritable valorisation de son patrimoine, Basse-Terre n’attire que très peu de touristes et se mue, selon Chantal Hilaire, en une « ville morte ».
Il faut dire que, dans les Antilles, rénover se révèle vite compliqué. En effet, très peu d’entreprises locales travaillent la pierre, un savoir-faire très particulier ; quant à l’importation, elle est financièrement inabordable.
Parfois, le problème est plus enraciné dans l’histoire même des territoires d’outre-mer. « Certains aimeraient supprimer tout ce qui est en lien avec l’esclavage, témoigne ainsi Gérard Lafleur, membre de la Société d’histoire de Guadeloupe. On détruit volontiers et on tergiverse plutôt que de restaurer. »
En juillet dernier, un buste de Victor Schœlcher est déboulonné et volé à Basse-Terre. Deux ans auparavant, déjà, en 2018, la tombe du général Richepanse, envoyé sur l’île en 1802 pour y rétablir l’esclavage, est saccagée. Elle se trouve alors à l’intérieur du fort Delgrès, classé monument historique et propriété du département. Ce dernier consulte les historiens pour savoir comment traiter l’affaire. Gérard Lafleur et ses confrères tombent unanimement d’accord : « La tombe devait être réparée à des fins pédagogiques. On ne pourra jamais construire des projets d’avenir en niant le passé. »
L’histoire et la mémoire demeurent extrêmement douloureuses et politisées en Guadeloupe. Si bien qu’il n’est pas rare que les projets de valorisation du patrimoine soient malmenés et annulés au gré des changements de majorité. Parfois aussi, on inaugure en grande pompe, puis on laisse à l’abandon. Sur l’île de Marie-Galante, par exemple, le moulin Bézard, monument historique depuis 1979, a été remis en état de marche, par les Compagnons du devoir, à la fin des années 1990. L’opération fit les gros titres, « les ailes tournaient de nouveau », témoigne Gérard Lafleur, presque ému. Mais, rapidement, les lieux d’accueil du public sont désertés : le maire de l’époque, très impliqué jusqu’à l’inauguration, n’avait pas prévu de budget d’entretien. Aujourd’hui, deux des ailes du moulin agricole gisent à même le sol.
Mais les esprits peu à peu évoluent. Le Loto du patrimoine notamment, lancé en 2018 afin de financer la mission de Stéphane Bern « Patrimoine en péril », a mis en lumière l’intérêt de rénover et de conserver le bâti. En Guadeloupe, le premier projet phare de la mission Bern a été la restauration du clocher de Notre-Dame de Bon-Port, à Petit-Bourg. Les habitants ont participé à hauteur de 16 000 € et les cloches retentissent de nouveau. « Les Guadeloupéens commencent à s’approprier leur patrimoine, à s’en sentir responsables », se réjouit Jeanine Morentin. Si la prise de conscience est « trop tardive pour tout sauver », la déléguée de la Fondation du patrimoine a bon espoir pour le futur. Trois autres projets de rénovation ont déjà été sélectionnés par la mission Bern, alors que les candidatures pour l’année 2021, clôturées le 15 décembre dernier, ont afflué.
Source : La Croix.com