« Un pas de chat sauvage », de Marie Ndiaye, m.e.s. de Blandine Savatier

— Par Michèle Bigot —

Impressionnée et quelque peu déroutée de voir son texte porté sur scène , Marie NDiaye écrit: « Le spectacle somptueux, furieusement féerique de Blandine Savatier m’a mise en présence de ce que je n’avais pas su ni compris en l’écrivant: cette histoire est un télescopage d’apparitions ou, plus précisément de revenantes. » Belle expérience d’extériorité par rapport à son propre texte, résultat de ce qu’on nomme publication. En rendant un texte public , on le lâche dans la société, il a désormais libre cours et fait son chemin loin de l’auteur. Cette extériorisation est décuplée lorsque ce texte est adapté à la scène: miracle de la scénographie, de l’incarnation par des actrices, des chanteuses, éclairé par des lumières , porté par des voix, des effets de rythme, des évolutions chorégraphiées.

L’affaire est complexe et d’un actualité étonnante: Une femme écrivaine, intellectuelle et blanche , double fictionnel de Marie Ndiaye, envisage d’écrire un roman à propos d’une chanteuse cubaine du XIX ème siècle, Maria Martinez. Mais pour ce faire, elle a recours à une femme faisant office d’intermédiaire, Marie Sachs, elle-même chanteuse noire, qui ayant eu vent de l’ambition de l’écrivaine la relance en lui demandant où elle en est de ses recherches. Ici commence un pas de deux, des aller-retour entre les deux femmes contemporaines qui se cherchent et se fuient tour à tour, à la recherche de Maria Martinez. On l’aura compris, c’est une histoire d’appropriation culturelle. Une femme blanche cherche à comprendre ce qu’a pu traverser, en termes d’espoir et de souffrance, une chanteuse lyrique cubaine dont on disait qu’elle était la Malibran noire, épaulée par Théophile Gautier. Pour mener à bien cette enquête la romancière a besoin d’une femme qui assurerait le passage. Cette passeuse, c’est Marie Sachs, elle-même chanteuse noire dont le destin n’est pas moins tragique que celui de Maria Martinez. Cette Marie Sachs, tout aussi mystérieuse et charmeuse que Maria encourage et freine la quête de l’autrice. Elle pointe l’impossibilité qu’il y a pour elle à comprendre la vie de ces femmes noires dont elle prétend soutenir la cause. Vanité de l’appropriation culturelle! Pourtant cette quête n’est pas totalement vaine, puisqu’elle finit par inspirer un texte romanesque; Le roman comme hommage et reconnaissance de l’altérité. Voici toute la riche ambiguïté que porte ce texte: on comprend bien que la structure qui distribue les rôles féminins sur une triple épaisseur, endosse l’entreprise et assure son succès. Ce n’est pas d’une simple médiation dont on a besoin pour comprendre l’autre, mais de la profondeur d’une structure fictionnelle qui instaure une distance et paradoxalement permet le rapprochement.

Cette histoire complexe est par surcroît l’occasion d’un bel hommage à l’art théâtral: il faut toute la richesse d’une présence physique, d’une voix, d’un chant, d’une danse assortie de lumières pour créer la féerie qui rend possible ce miracle d’incarnation. L’occupation de l’espace n’est pas étrangère à cette poésie en acte. Au centre une grande toile imprimée représente une salle de théâtre classique, appelée à tomber en lambeaux, côté jardin, un piano échoué . Vestiges d’une civilisation disparue, engloutie comme Maria a pu l’être. Un musicien occupe le côté cour, Greg Duret, familier des danses et des musiques africaines et caribéennes. Sa présence donne toute sa force à la danse et au chant de Marie Sachs, l’accompagne et en souligne la puissance , une danse telle « un pas de chat sauvage ». Nathalie Dessay épouse parfaitement le désir de la romancière, son honnêteté touchante et maladroite. Sa voix accompagne et rejoint celle d’Anne-Laure Segla. C’est dans le chant que les deux femmes se retrouvent là où toutes les explications du monde ont été incapables de fonder une compréhension.

Spectacle splendide d’un bout à l’autre, salué par le public omme il le mérite.

Michèle Bigot

Festival d’Avignon off 2024
Théâtre des halles
Un pas de chat sauvage, texte Marie NDiaye*
Mise en scène Blandine Savetier*
Adaptation Waddah Saab, Blandine Savetier*
Avec Natalie Dessay, Nancy Nkusi
Musique live Greg Duret
Dramaturgie et collaboration artistique Waddah Saab
Scénographie Simon Restino
Musique Greg Duret
Lumière Louisa Mercier