Un numéro d’Esprit sur le « travail intellectuel »

— Par Michel Herland —

« Nous disons des vertus que les unes
sont intellectuelles, les autres morales. »
Oresme, Éthique 32.


Il n’est pas trop tard pour se procurer le dernier numéro d’Esprit (janvier-février 2025) avec son dossier sur le devenir du travail intellectuel. Ce numéro est paru trop tôt pour rendre compte des ravages que le président nouvellement réélu des États-Unis d’Amérique entend exercer contre la liberté scientifique, néanmoins un article est déjà consacré à l’anti-intellectualisme dans ce pays, un article assez déroutant, au demeurant, dans la mesure où tous les exemples qu’il donne concernent les seules discriminations à l’encontre des tenants du wokisme (pour le dire vite), avant même la nouvelle ère Trump donc, et dans la mesure où l’auteur, Romain Huret, considère comme des « affabulations » toute critique à l’encontre de ce courant intellectuel, malgré les simplifications abusives, l’intolérance parfois dont il existe maints témoignages, de l’autre côté de l’Atlantique comme chez nous.

Cet article incite à accorder une attention particulière à celui qui suit, de Jean-Yves Pourchère, portant sur la « neutralité axiologique » du chercheur. Il semblerait qu’elle aille de soi : le chercheur – et plus encore l’enseignant – doit être wertfrei, selon Max Weber (1), c’est-à-dire qu’il est censé s’affranchir de ses valeurs et ne pas les imposer. Sachant toutefois que cela n’a rien à voir avec le neutralité telle qu’on l’entend habituellement, c’est-à-dire au sens de ne pas prendre parti. Ainsi que Raymond Aron l’a bien montré, le savant qui n’est pas capable de décrire le régime stalinien comme despotique n’est ni neutre ni objectif : il est tout simplement un menteur (au moins par omission). Certains jugements de valeur sont inévitables, comme dans cet exemple.

La question se complique néanmoins lorsque le jugement se heurte à la hiérarchie des valeurs. Le despotisme est sans nul doute condamnable puisqu’il opprime. Mais que dire lorsque le jugement de valeur porté par un savant devient prescriptif ? Ainsi, affirmer que fumer est mauvais pour la santé est une chose ; demander l’interdiction du tabac en est une autre : un être libre a parfaitement le droit, du moins a priori, de préférer son plaisir immédiat à la santé. Telle est la position de Weber ; il conteste que la science ait le devoir d’éveiller un sentiment de responsabilité, même quand il n’y a aucun doute comme pour le tabac. Mais le doute est très souvent présent, en particulier dans les sciences sociales. S’il y a bien des faits conduisant à condamner le capitalisme, bien des faits sont en sens contraire.

À propos de l’épineuse question de la valeur-santé et du devoir des savants, J-Y Pourchère évoque Canguilhem, Durkheim et même, très rapidement, Kant mais aussi Strauss, Lukács et Habermas. Pour s’en tenir à Kant, s’il est vrai que, chez lui, « le devoir d’être rationnel est un fait moral inscrit au cœur de la raison », cela ne nous éclaire pas nécessairement sur ce que signifie un comportement rationnel dans les cas concrets et, surtout, s’en tenir là fait bon marché de la contradiction quasi insurmontable, chez Kant lui-même, entre le souverain bien et la vertu.

Qu’est-ce en réalité qu’un intellectuel ? L’étymologie nous apprend que le mot est dérivé d’intellect qui vient lui-même du latin intelligere : comprendre. S’il nous suffisait de faire preuve de notre capacité à mettre en œuvre notre capacité d’intellection nous serions tous des intellectuels et le mot ne voudrait plus rien dire. Si, d’autre part, la peinture est bien cosa mentale, selon le mot de Léonard de Vinci, un peintre n’est pas pour autant un intellectuel. On peut dire la même chose des membres de la professional managerial class repérée par le couple Ehrenreich, qu’ils définissent comme celle où s’organise « la production sur un plan tant concret que symbolique, incluant donc les journalistes et les professeurs » ; ici encore cette définition paraît bien trop vaste. Mieux vaut donc s’en tenir à l’acception traditionnelle, celle qui établit « un lien consubstantiel entre l’exercice de la pensée et l’engagement dans l’espace public, au nom de la défense d’idéaux émancipateurs » (p. 40). La « pensée » étant entendue au sens noble du terme, celui d’une activité désintéressée, or, ainsi qu’on l’a souvent remarqué, ceux qui s’expriment dans l’espace public le font de moins en moins à partir d’une « œuvre » (encore une fois au sens noble) qui leur aurait conféré la notoriété mais de plus en plus souvent en vertu de leurs compétences professionnelles, une évolution que Michel Winock et Jacques Julliard ont caractérisée comme la « professionnalisation des intellectuels ». Pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on ajouter (2).

Élargissant maintenant la focale, si l’on rabat le travail intellectuel sur celui de l’intellect, le phénomène historique majeur fut la désintellectualisation du travail manuel dans les manufactures (que l’on pense à l’exemple de la fabrique d’épingles chez Adam Smith), les grandes usines et le travail à la chaîne, phénomène qui trouve son pendant aujourd’hui pour nombre de tâches accomplies dans les bureaux ou derrière des guichets et qui ne pourra qu’être renforcé par la généralisation des usages de l’IA. Mais qui appelle un mouvement inverse. Ce numéro d’Esprit contient un article d’Arthur Lochman, auteur d’un ouvrage intitulé La Vie solide. La charpente comme étique du faire (2019) : partant du constat que « la société hyperindustrielle [hyper car elle mécanise les processus cognitifs et créatifs] tend à offrir des activités professionnelles de plus en plus appauvries, du point de vue tant intellectuel que sensoriel », cet auteur explique, en praticien, en quoi l’artisanat, loin d’être une activité routinière et sans intérêt, est au contraire la source de nombreuses gratifications émotionnelles. Même le « plantage de clous » qui semble un acte répétitif par excellence, finit selon lui par instaurer une forme de plénitude dès que la technique est parfaitement maîtrisée. Les bricoleurs sont, à côté des artisans (auxquels il faudrait sans doute joindre nombre de paysans refusant le productivisme à tout crin), d’autres résistants qui, sans pouvoir toujours parvenir à la perfection, sont confrontés à des problèmes complexes qu’il leur faut résoudre « avec les moyens du bord », comme le note Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage.

Signalons pour finir, mais sans épuiser le sujets abordés dans ce dossier d’Esprit, l’article de David Pontille sur la paternité des travaux scientifiques telle qu’elle apparaît dans les signatures, souvent très nombreuses, des articles dans les revues spécialisées. Une question qui est loin d’être anecdotique pour les chercheurs – leur reconnaissance en dépend – et qui est résolue de manière fort inégale, donc plus ou moins équitable selon les disciplines.

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Parmi les autres articles de la revue, en dehors du dossier sur les intellectuels, on remarque deux « Varia » portant chacun sur des crises de conscience : celle de l’Europe confrontée à l’agressivité russe (par Constantin Sigov) et celle d’une Amérique redevenue trumpiste (par Hamit Bozarslan). À noter dans les deux cas les nombreuses références à des ouvrages de Pierre Hassner.

« Que devient le travail intellectuel », Esprit, n° 517-518, janvier février 2025, 208 p., 22 €.

(1) Voir la revue pour les références précises aux œuvres.

(2) Voir l’introduction au dossier par Anne Dujin.